Le temps de la crise d’un régime est plus court que celui d’une crise de civilisation. Ainsi, la crise de 58 fut une crise de régime mais elle ne se conjuguait pas comme aujourd’hui avec une crise de civilisation appelée vulgairement crise des valeurs, laquelle s’inscrit dans le temps long. La combinaison des deux peut être porteuse de troubles bien plus profonds.
La crise de régime se déchiffre aisément dans le système institutionnel : le parlement a toujours été abaissé, aujourd’hui il ne vote qu’à peine 10% du budget confectionné par les hauts fonctionnaires et ne représente donc plus l’intérêt des citoyens contribuables, c’est la crise de la représentation. Mais les parlementaires, pour compenser cette frustration, sont frappés d’une véritable diarrhée législative sur ce qui leur reste : les mœurs et notre vie quotidienne, c’est la fonction “Nounou”. Les voila donc légiférant, avec l’exécutif, sur notre intimité, qui dans notre assiette, qui dans notre chambre, ils voudraient que ne nous mangions pas trop gras, trop sucré, trop salé et que nous bougions (quoi, on ne sait pas !), que nous utilisions le plus souvent possible le préservatif (avec diminution de TVA) et que nous ne pensions du bien des mœurs déviantes, tout ceci sous menace de punition. C’est le “pan-pan-cul-cul citoyen”.
Ainsi, derrière ces futilités grotesques, nous n’avons plus droit au droit, les lois se suivent et se multiplient et “les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires” disait déjà Montesquieu. À cela, s’ajoute l’instabilité juridique, les lois changent sous le zèle de députés dont, seuls, les émoluments ne changent pas, et le citoyen vit alors en situation d’insécurité législative.
Et puis, il y a l’effet de caste : les oligarques, dotés de privilèges et d’avantages sans précédents dans l’histoire, ont pris en main tous les leviers de l’État et se protègent contre tous ceux qui voudraient leur disputer le pouvoir, ils se reproduisent entre eux via l’ENA, bastille dont pas une pierre sur pierre ne devra subsister. Endogames, arrogants, sourds et aveugles, ils savent ce qui est bon pour le peuple et n’ont de légitimité qu’en eux-mêmes.
Crise de régime donc crise des institutions : la constitution bonapartiste voulue par de Gaulle comme gage de stabilité est devenu un gage d’immobilisme. Elle est un monstre archaïque en ce qu’elle subordonne toute la vie politique à l’élection reine qui élit un roi républicain. On dit de la constitution qu’elle préserve Hollande de l’éviction du pouvoir, et, qu’à ce titre, nous ne sommes pas dans la situation de 1788. C’est, du moins, la thèse d’un éminent historien, Jean-Christian Petitfils, pour qui les institutions sont un gage de stabilité politique. On nous permettra de n’en rien croire face à un pays qui gronde. Car les institutions ont perdu leur vertu, elles permettent au contraire de continuer à accumuler les erreurs et d’empêcher toute réforme. En politique comme en mécanique, il vaut mieux parfois qu’une pièce casse plutôt que l’ensemble du moteur, craignons une casse générale.
Le problème actuel de la dette est bien celui de la monarchie finissante. L’histoire ne se répète pas, elle bégaie, dit-on. On peut cependant trouver des analogies fortes entre les impossibles réformes de Turgot de Maupeou ou de Calonne, sous l’ancien régime, et la solidité institutionnelle, morale et mythique de la vieille monarchie capétienne si fortement inscrite dans la durée et pourtant…
Pourtant 1789 se conjugua aussi avec une crise de civilisation, celle de la conscience européenne dont faisait son lit le mouvement des Lumières. Aujourd’hui, la nation méprisée, la morale inversée, la famille détruite, l’école abaissée, l’histoire dévoyée, la science rejetée (l’écologie mal comprise) signent le retour de la barbarie. La section des piques, masse de manœuvre de la révolution, n’est plus dans le faubourg, elle est en banlieue, les sans-culotte ont aujourd’hui le pantalon sur les chaussures !
Nous naviguons entre relativisme – tout se vaut donc rien ne vaut, et culpabilisme – nous ne nous aimons plus ! C’est tout sauf la France, ce culte de “l’Autre suprême” selon l’heureuse formule d’un grand avocat, cet ethno-masochisme européen, cette fascination morbide pour la brute barbare des Romains de la décadence, lorsqu’un bobo méprise ses compatriotes mais se pâme devant une femme voilée ou un barbu exalté et ignare.
Ainsi, crise de régime et crise de civilisation forment désormais un précipité indéchiffrable, où les syndicats ayant perdu toute légitimité, sont doublés dans la rue par les patrons et leurs employés défilant de concert, ou la révolte sociale des Bretons se conjugue avec une renaissance régionale face à un État jacobin et un pouvoir qu’ils ont porté par leur vote, où le simple citoyen, ni voyou ni violent, découvre la transgression face à une fiscalité confiscatoire, où la laïcité sourcilleuse devant les reliquats de christianisme se prosterne devant l’islam, où les travailleurs sont pauvres et les bouffons richissimes. Le temps de la grande indifférenciation prélude à la crise sociale, au sens girardien, du terme est, semble-t-il, arrivé. Son paroxysme devra chercher un bouc émissaire. Nous laisserons à nos lecteurs le soin de l’identifier…
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