Ben : 50 ans déjà !

Nous-mêmes nous allions l’oublier. Nous avons célébré cette année le 50e anniversaire de la mort d’Evelyn Waugh et de Georges Duhamel… Mais sur Ben, rien ! C’est la célébration des « Tziganes » à Montreuil-Bellay qui me le rappelle (dans ma région, les gitans en liberté ont été fusillés comme espions par le maquis en 1944, alors, vous pensez comme les discours officiels des admirateurs de la Résistance me laissent de glace…).

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Arrivée de Syllog au Havre : « Il lui parut opportun de répondre à la foule par le même geste dont elle le saluait. »

Benjamin Guittonneau, dit Ben, était né en effet en 1908, dans le canton de Montreuil-Bellay (précisément à Vaudelnay), où une rue porte son nom, la seule au monde. Il fut un des plus grands dessinateurs de presse du XXe siècle, et il s’est éteint encore jeune, en quelques semaines, au printemps 1966, à l’Hôtel-Dieu de Paris, dans une grande discrétion. Chaque jour, des amis le visitaient, dont Jacques Perret : « Il s’empressa de me rassurer : il se sentait beaucoup mieux… Je ne saurais dire quel était le plus dupé de nous deux. » Après un service funèbre à la chapelle, « le corps fut conduit à Vaudelnay », dit simplement Jean-François Chiappe avec qui il travailla à des émissions d’histoire. Qui déménagea son pigeonnier fort encombré de la rue Beauregard, d’où il avait vue sur l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis ? Ben est mort en avalant sa clef, comme dit Toulet du poète Gilbert : il a emporté son mystère avec lui. Qui nous donnera un jour la biographie, la bibliographie, l’album enfin qu’il mérite ?

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Le 6 janvier 1939, parution d’un numéro entièrement dessiné par Ben, sur les gouvernements de Léon Blum.

Il avait commencé comme étudiant d’Action française aux Beaux-Arts : Angers, puis Paris, où il fréquenta Moisan (1907-1987), qui l’admirait. Dans les années 36-39, il commençait à percer dans les pages sportives (prix humoristique du football, 1936, pour ses dessins du Petit Parisien) et les revues satiriques : il rédige et illustre un numéro entier du Rire, 6 janvier 1939, Les Aventures d’un Don Quichotte à la manque, sur les gouvernements de Léon Blum. En 1939, il est lieutenant de réserve d’infanterie, en 1940, il participe aux Chantiers de Jeunesse et à la fondation des Compagnons de France. Il est pétainiste et maurrassien de stricte observance, hostile à la Collaboration. Après la Libération, on le retrouve s’occupant de la maquette de l’hebdo Paroles françaises d’André Mutter ; il y signe V.O. Delnay, ayant alors un contrat d’exclusivité avec Carrefour, et il y fait la connaissance de Well Allot (François Brigneau), qu’il introduira au Rire. Il illustre bientôt chaque semaine la une d’Aspects de la France, et aussi celle de Rivarol à partir de 1951. Mais c’est en 1946, sous le pseudonyme d’Arouet, qu’il a remporté un énorme succès avec Voyage en Absurdie, qui dénonce le climat de la période libératoire. (En 1959, un Retour en Absurdie, dans Rivarol, lui vaut un procès ; il est acquitté, les juges ont, pour quelques mois encore, de l’humour).

Ben n’est pas seulement un dessinateur politique. Il s’occupe en partie de la rubrique théâtrale de Rivarol, parfois un texte et toujours un dessin regroupant les acteurs de la pièce, – comme fera aussi André Lebon (1918-1996) dans Témoignage chrétien et L’Aurore. Il est un dessinateur qui sait traiter des écrivains et de leurs livres dans Les Nouvelles littéraires, et même des éditeurs : son très beau dessin sur les éditions Calmann-Lévy figure au Musée Renan de Tréguier, mais sans même le nom de l’auteur… Ben n’a d’ailleurs pas de notice Wikipedia, contrairement à Lebon et Moisan (pour celui-ci, c’est juste une notice de délation, comme souvent). Au printemps 1966, Pierre Monnier l’a rencontré pour la dernière fois au Théâtre des Capucines où l’on jouait une pièce de leur ami Alexandre Breffort ; Camille Galic, qui l’accompagna aussi au théâtre avant de lui succéder à cette rubrique, l’a vu peu après dans une salle commune de l’antique Hôtel-Dieu.

Voyage en Absurdie : un autoportrait
La culture et la curiosité de Ben étaient universelles (le Voyage en Absurdie comporte même un cours d’économie politique, vers la fin). Michel Déon, avant 1960, eut le plaisir de l’emmener à Florence voir la coupole de Brunelleschi, un de ses rêves. Ben était déjà mort quand la revue L’Histoire pour tous publia sa reconstitution d’Alésia après lecture attentive de César (il existe un exemplaire annoté par André Berthier, le partisan du site de Chaux-des-Crotenay dans le Jura). Il préparait une Histoire de l’architecture (on me dit qu’il avait un fils architecte).

Quand on relit aujourd’hui Voyage en Absurdie, on est évidemment moins sensible qu’en 1946 à la dénonciation des crimes de l’Epuration, et l’on s’aperçoit qu’il y est assez peu question du général De Gaulle (mais l’unique dessin qui le représente en « général de La Perche » amusa beaucoup). C’est une véritable réflexion sur l’histoire récente de l’Europe et son avenir, qui s’achève sur une guerre atomique lancée par l’URSS. Et c’est un des pastiches les plus remarquables de Candide (avec celui de Linguet, La Cacomonade, dès 1766). Le titre est déjà une forte trouvaille, souvent reprise (dès 1981 par Michel Sardou : « Dans un voyage en Absurdie/Que je fais lorsque je m’ennuie… »). Et, comme Candide, c’est un autoportrait de l’auteur. Le visage de Syllog est le sien. On trouve même des confidences : « Syllog s’était porté avec bonheur à l’étude des sciences et des langues les plus ardues… et n’avait eu de déception que dans le commerce des personnes du beau sexe, dont l’esprit fantasque et les humeurs lui parurent moquer l’ordre normal du monde. » Ben se met aussi en scène dans le personnage de Louis Turonneau, un prisonnier rentrant de Mochie après cinq ans : « Et j’apprends que ma femme, lasse de m’attendre, s’est mise en ménage avec un autre »…

Or, pendant longtemps, personne n’a pensé que Ben était l’auteur du texte. D’autant qu’il illustra l’année suivante une Vie de Phocion par Candidus d’Isaurie, un pastiche de Plutarque cette fois, dû à André Thérive, et qui est illisible aujourd’hui, trop pédant et tarabiscoté, mais cette fois le thème est bien le conflit entre Pétain (Phocion) et De Gaulle (Polyperchon). Pendant l’Occupation, Ben s’était refusé à donner autre chose que des pages sportives. Il aurait pu, mieux que d’autres, faire une carrière après guerre. Mais c’est l’indignation qui l’animait. Il se déchaîna contre Thorez (« J’ai fait don de sa personne à la France », fit-il dire à De Gaulle sur une affichette fameuse), il devint infréquentable pour la presse à gros tirage ou à gros moyens. A sa mort, deux grands anciens sauvèrent l’honneur en saluant sa mémoire : Sennep (qu’il avait connu à l’AF mais qui était passé au gaullisme en 1941), et… Alain Saint-Ogan.

Dessin en Une : l’unique dessin de Voyage en Absurdie représentant le général de La Perche, flanqué de Francisque Gay.

Armand Mathieu – Présent

 

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