Une fin de vie…

Chaque année, les médecins, avec l’accord des proches, “débranchent” 20.000 personnes en réanimation. Il y a un mois, Patrick* a fait une mauvaise chute. Notamment grâce à l’imagerie cérébrale, ses médecins, à l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière-AP-HP, sont certains que ce patient en état végétatif ne se remettra pas de son sévère traumatisme crânien. En accord avec sa famille, l’équipe a décidé d’arrêter de le traiter, c’est-à-dire de le laisser mourir. Une telle décision de limitation thérapeutique, au cœur de l’actuelle loi Leonetti comme de la future législation sur la fin de vie, n’est pas rare en réanimation : 20.000 sont pratiquées chaque année.

Dans le service où est hospitalisé Patrick, qui accueille chaque année 450 malades aux cerveaux lésés après un traumatisme, un hématome intracrânien, une hémorragie méningée ou un AVC, on en compte une quarantaine, à l’issue d’une réflexion collective associant des praticiens de plusieurs disciplines. Si certains soignants y sont opposés, la majorité, persuadée que la médecine doit trancher en phase aiguë et pas des années après le drame, comme dans l’affaire Lambert, accompagne vers la mort les patients qu’elle n’a pas réussi à sauver. Médecins, infirmières, psy, aides-soignants aident alors les familles à se résoudre à ces adieux. Durant les heures trop longues et trop courtes qui ont précédé le décès de Patrick, le JDD a suivi ses trois frères, Joseph, René et Jacques.

Vendredi 17 heures : l’annonce
Ce n’est pas l’amour pris en défaut – ces deux-là s’adoraient – mais la peur qui commande de fuir quand les autres auraient bien ­besoin de lui. Miraculé dans l’enfance après un très grave accident, René a la phobie des hôpitaux. Ce vendredi après-midi, son aîné Jacques et son cadet Joseph ont dû insister pour qu’il se traîne jusqu’au service de neuroréanimation chirurgicale de la Pitié-Salpêtrière, à Paris. Les trois hommes ont rendez-vous avec l’équipe médicale afin d’évoquer l’avenir de leur quatrième frère, Patrick, la quarantaine, hospitalisé depuis plus d’un mois. Jacques et Joseph ont déjà entendu Louis Puybasset**, le chef de service, leur expliquer, arguments scientifiques à l’appui, qu’il n’y avait plus aucun espoir de voir ce célibataire sans enfants sortir de l’état végétatif dans lequel il est plongé à cause d’une mauvaise chute. Ils ont aussi entendu une de ses adjoints, Pascale Poète, présente au chevet du malade depuis son arrivée, leur confier qu’elle préconisait “une Lata”, c’est-à-dire une limitation ou un arrêt des thérapeutiques actives qui maintiennent le patient en vie.

«Il n’aurait pas aimé qu’on le laisse comme ça.»

Ce vendredi 19 juin, en salle de réunion, le professeur Puybasset veut être certain que René a pris la mesure de la situation et compris la décision collective de l’équipe. “Je sais très bien de quoi on va causer. Patrick est un légume, comme ­Vincent Lambert. Il n’aurait pas aimé qu’on le laisse comme ça”, lâche cet artisan. Peur des hôpitaux mais pas de la mort, dont il parle librement cet après-midi, peut-être parce qu’elle a déjà plusieurs fois frappé les siens. Avec sa voix douce et sa pensée synthétique de cadre supérieur, Joseph ne dit pas autre chose : “Ce n’est pas une vie. Ni pour lui, ni pour nous.” À intervalles réguliers d’une conversation qui prend son temps, le professeur Puybasset répète : “Le cerveau est très abîmé.” Les trois frères acceptent l’issue fatale mais ­regrettent d’avoir cru à la possibilité d’un miracle. “Après l’opération, le chirurgien nous a dit que ça s’était bien passé. Si on avait fait une IRM plus tôt, on aurait su que c’était vraiment très grave. Pendant tout ce temps, on a eu de l’espoir”, se désole Joseph. Patiemment, Louis Puybasset les éclaire sur les limites de la médecine : “L’IRM, on ne peut pas la faire passer en phase aiguë. C’est trop tôt à ce moment-là, trop dangereux.”

La mort de Patrick devrait survenir au début de la semaine suivante. “Quand on fait ça, on endort le patient, détaille le chef de service. Pour ne pas ajouter de la souffrance à la souffrance. On va commencer ce soir, on l’extubera mardi matin.” Silencieux depuis le début, Jacques, l’aîné, bredouille : “On peut parler d’une mort naturelle?” Louis ­Puybasset déroule avec bienveillance le raisonnement éthique qui sous-tend sa pratique médicale. “On sort 80% de nos malades d’affaire en intervenant, mais là, les lésions sont énormes. Dans ce cas, on arrête les traitements. On se retire, sauf si les proches s’y opposent. Pour votre frère, on a attendu trente jours, on a fait l’IRM pour être sûrs. Sans la réanimation, il serait déjà mort dans les quarante-huit heures qui ont suivi l’accident. Sa mort est naturelle entre guillemets.”

Dimanche 17 heures : le calme
Le rez-de-chaussée est silencieux en ce dimanche après-midi. En semaine, Joseph arrive après 19 heures, sa journée de boulot “passionnante” derrière lui. ­Aujourd’hui, jour de Fête des pères, ce papa de deux filles vient passer un moment, l’un des derniers, avec son frère Patrick. “Il faudra bien profiter de lui avant”, avait conseillé le docteur Poète. Louis Puybasset, lui, avait discrètement donné le code de l’interphone du service. Plus d’horaires de visite ni de règles trop strictes quand l’heure de la séparation approche.
En cette fin d’après-midi, Patrick, dont le box occupe une salle où sont soignés quatre autres patients, semble endormi sur son lit. Depuis le couloir, Joseph lui lance un regard aimant. “Sa peau est belle, il sent bon, on le nettoie bien.” Durant un mois, l’équipe, “très accueillante”, a pris le temps de parler à la famille.

“C’est rassurant, l’inconnu fait tellement peur”, soupire Joseph. En réa, le temps est à la fois trop long et trop court. La première semaine, il a fallu attendre que la pression dans le cerveau baisse pour que l’on puisse évaluer l’état neurologique. Une fois l’œdème cérébral résorbé, l’IRM a pu avoir lieu. “Réalisé avant, cet examen aurait coupé l’espoir plus tôt”, répète Joseph, toujours à ses regrets. Il pense à ses neveux, persuadés que Patrick va s’en sortir, que “la vie est la plus forte”. “Les familles ne sont jamais préparées, il y a toujours une lueur d’espoir”, abonde Fadi Zébouni, psychologue à temps plein en réanimation neurochirurgicale. Après la réunion autour de l’IRM, les frères de Patrick ont pourtant très vite adhéré à la décision des médecins. “On n’est pas dans l’acharnement.”

Ce dimanche soir, Joseph ­affiche un grand calme : “Ce ­serait mentir de dire que sa mort ne m’angoisse pas, mais je gère. Je ne pleure pas, je commence le travail de deuil.” Avec les allers et retours que ce genre de traversée dans le chagrin impose. La nuit passée, Joseph s’est vu, conscient mais muet et prisonnier de son corps, précipité contre son gré vers l’au-delà. Le matin a dissipé ses cauchemars.

Mardi 8h30 : la morphine
Chaque jour, l’équipe de réa se réunit à 8h30 avec les neurochirurgiens de garde pour discuter de l’état des patients. Il y a ceux qui “évoluent bien” et vont quitter le service pour entamer une rééducation, ceux qui sont toujours plongés dans le coma, ceux qui sont passés au bloc durant la nuit après un grave accident ou un AVC. Le docteur Poète n’a pas beaucoup d’espoir pour “le jeune de 30 ans qui a fait une rupture d’anévrisme : Il est déjà quasiment en mort cérébrale”. Elle s’inquiète aussi pour sa compagne. “Elle nous a suppliés de faire quelque chose. C’est toujours très dur avec les familles qui sont dans le déni.”

«Les familles ne sont jamais préparées, il y a toujours une lueur d’espoir.»

Présent autour de la grande table, au côté des médecins seniors, le psychologue Fadi Zébouni représente “les familles, dans leur douleur, leur souffrance : Elles sont dans un état de sidération, une bombe nucléaire a explosé dans leur intimité. Il faut mettre de l’humanité face à la lourdeur de la clinique”. Le cas de Patrick est évoqué au pas de charge. “On est à J35 de la prise en charge de son trauma crânien, rappelle Pascale Poète. Je n’ai pas forcé sur le Tranxène. Il a de la morphine.” Ne pas y voir une absence d’empathie mais une habitude des états frontières : “En général, les patients se remettent et c’est valorisant. La mort, c’est la vie. On n’a pas réussi avec lui, mais on en sauvera d’autres.”

Mardi 10 heures : le retard
Patrick est endormi, paisible, sur le drap jaune paille de son lit d’hôpital. Seul son torse se soulève au rythme de sa respiration assistée par la ventilation mécanique. Près du malade, Nelly, l’infirmière qui veille sur lui depuis son arrivée dans le service, ne le quitte pas des yeux. “Ce qui est important, c’est l’accompagnement. Cela fait partie des soins. Un arrêt de traitement, ce n’est jamais une matinée comme les autres. Mais il faut être raisonnable. Cela ne sert à rien de forcer les choses. Au contraire, ça risque de détruire les familles”, dit cette soignante expérimentée. Le professeur Puybasset, qui engage sa responsabilité, va lui-même débrancher, à 10 heures ce mardi, le respirateur qui maintient le malade en vie. Visage concentré, il vérifie les doses de sédatifs avant de s’isoler avec Joseph et René, deux des frères du patient.

Jacques, le troisième, est coincé dans les embouteillages sur l’autoroute. “Cela va bien se passer, rassure le chef de service. Les frères sont tous les trois de vrais adultes. Beaucoup de gens n’ont pas compris que nous ne sommes que de passage.” Ceux-là peuvent compter sur le psychologue Fadi Zébouni : “L’annonce de l’arrêt des traitements est toujours un coup de glaive. Notre rôle est d’aider les familles à sortir d’ici avec un minimum d’apaisement, de les protéger d’un deuil prolongé.” Ce matin, comme les trois frères sont capables de faire face seuls, le psy prend le temps de papoter avec les soignants. Prévenir le burn-out, les épauler dans les annonces douloureuses aux familles, c’est aussi sa mission.

Mardi 10h20 : les adieux
Jacques n’est toujours pas là. Dans le couloir, chemise blanche et costume gris, Joseph a la sérénité grave de qui a fini par accoucher d’une décision déchirante. “Les séquelles sont trop lourdes, on ne peut pas le laisser souffrir. Il ne fallait pas fuir nos responsabilités. Je pense à lui et à nous, à tous ces bons moments qu’il aurait pu encore vivre. Marcher, courir, discuter…”

«L’accompagnement fait partie des soins.»

10h40. Jacques arrive essoufflé. Les trois frangins se dirigent en file indienne jusqu’au lit de Patrick. Le professeur Puybasset dispose un paravent derrière eux. Ils pourront faire leurs adieux à l’abri des regards. Au bout d’un petit moment, Jacques et Joseph ressortent. René, lui, ne peut se résoudre à lâcher son cadet. “Il faut respecter le temps de chacun”, commente Louis ­Puybasset, ­Abonné depuis longtemps aux missions délicates, Joseph finira par aller chercher son frère. “On a choisi de ne pas être là quand le médecin va arrêter la machine. La mort, ce n’est pas un spectacle.”

11h11. Sous les yeux de l’infirmière, Louis Puybasset arrête le respirateur avant d’enlever la canule de trachéotomie. “Arrêt thérapeutique, traumatisme crânien sévère”, écrit-il sur l’acte de décès. La médecine a redéfini la mort, du fait des progrès de la réanimation. Être vivant, ce n’est pas respirer mais entrer en relation. Le torse de Patrick a cessé de monter et de descendre depuis quelques minutes quand ses trois frères viennent se recueillir auprès de son corps. René doit s’occuper des pompes funèbres, Joseph se chargera de prévenir les proches. Avant de quitter la réa, ce dernier passe une tête dans le bureau de Louis Puybasset. “Je voulais vous remercier, vous et votre équipe, pour la manière dont vous vous êtes ­occupés de lui. Et de nous…”

* Les prénoms ont été changés.
**Avec Marine Lamoureux, Euthanasie, le débat tronqué, Calmann-Lévy.

Sorce

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