Au printemps 2010, j’avais 25 ans. Je me régalais encore des menus «Voyage et tradition» des restaurants universitaires du quartier latin, les manches de mes vestes étaient trop longues et, faute de pouvoir entrer Chez Castel, je finissais les soirées Chez Georges ou au Chai Antoine, rue des Canettes, dans une ambiance digne des meilleurs karaokés du Puy-en-Velay, la ville de mon enfance. En somme, j’avais les problèmes existentiels de la post-adolescence et, puisqu’au fond je ne savais pas trop ce que je voulais faire de ma vie, j’étais étudiant en cinquième année à Sciences Po. Parmi la myriade d’enseignants prestigieux de la rue Saint-Guillaume, l’un d’entre eux m’apparaît, avec le temps, un peu plus étonnant que les autres : il dispensait un enseignement intitulé « justice sociale, inégalités et redistribution » devant une vingtaine d’étudiants et s’apprêtait à se lancer dans la course à la primaire socialiste.
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Je me rappelle que le premier jour de cours, le professeur Hollande est arrivé avec un peu de retard. La foule de ses jeunes disciples commençait à chahuter lorsqu’il fit son entrée. La salle était petite et poussiéreuse, il jeta son gros cartable sur le sol, puis, empoignant une vieille éponge, se mit à frotter frénétiquement le grand tableau noir, comme un instituteur lors de la rentrée des classes. Après cet exercice de nettoyage, il nous a précisé sans plaisanter qu’il envisageait ce séminaire comme « une répétition académique de son programme pour la France ». Je me souviens qu’avec quelques camarades, en fins politologues, nous nous étions ensuite retrouvés au café le plus proche, Le Basile, sous un portrait de Bob Dylan, pour nous moquer gentiment de celui qui effaçait le tableau en se tachant avec de la craie, qui n’avait jamais encore été ministre et qui croyait (ou voulait nous faire croire) qu’il serait le prochain président de la République. Le choix de ce cours ne s’était pas imposé à moi de manière simple. Sous la direction de Richard Descoings, dit «Richie» pour les journalistes et les intimes, le catalogue d’enseignements de Sciences Po ressemblait au buffet d’un Club Med 5 tridents : les étudiants pouvaient choisir leur cours parmi des dizaines de séminaires. Celui de François Hollande se trouvait en compétition avec d’autres enseignements d’envergure : un cours, par exemple, sur « Harry Potter : approche littéraire, psychanalytique et politique » ou, un tantinet plus ambitieux, « Existence, Death, and the Meaning of Being Human » ; une conférence d’anglais sur « Bob Marley ou le renouveau du reggae » ; sans parler de ces séminaires à l’intitulé mystérieux, « Entre la force et le droit, étrange économie du corps dansant » (intitulés certifiés).
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Quel que soit le sujet, il est naturellement traité dans « une approche renouvelée », « pluridisciplinaire », « transversale », et évidemment, « dans un monde globalisé en constante mutation ». Cette année-là, mon intuition m’avait amené à choisir François Hollande plutôt que Harry Potter car, en général, les cours animés par des hommes politiques sont un havre de tranquillité pour ceux qui ne veulent pas trop en faire. Souvent peu préparés, les grands séducteurs que sont nos gouvernants aiment raconter leur vie, ponctuée d’anecdotes savoureuses, dans une démagogie appréciable. Ils ne font jamais l’appel ni d’interros surprises, ne demandent pas d’exposés et récompensent les gentils étudiants comme on tape sur l’épaule d’un futur électeur.
Sciences Po a toujours offert un refuge aux politiques lors de leurs traversées du désert, qui pouvaient ainsi tester leur popularité sur un jeune public et préparer leur éventuel retour en grâce. Depuis que notre ancien professeur est devenu président, Xavier Bertrand et Bruno Le Maire ont rejoint le corps enseignant de l’Institut d’études politiques ; Manuel Aeschlimann, réélu maire UMP d’Asnières (après une petite purge d’inéligibilité) y dispense un cours de « droit de la vie politique et des élus » (sans rire) et Jean-François Copé enseigne in English sur le thème « Lawyering & Governing in a Global World ». Au premier semestre 2010, déjà animé du désir de ne rien faire, j’avais choisi le cours de Pierre Moscovici intitulé « Le métier d’homme politique et la décision politique ».
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Et sur les vingt étudiants présents à son cours, François Hollande avait en face de lui un corps social divisé en trois classes bien distinctes. D’abord, une couche d’élèves-consommateurs qui, depuis leur entrée à Sciences Po, rêvaient de pouvoir approcher quelqu’un « vu à la télé ». Si Francis Lalanne ou Philippe Candeloro avaient animé un séminaire sur « le port de cuissarde au XXIe siècle, réflexions sociologiques sur un média de contestation séculaire (dans un monde global en constante mutation) », ceux-là s’y seraient rués. Ensuite, au premier rang généralement, une équipe de cumulards précoces qui suivaient leurs études en parallèle d’une activité militante. Ils espéraient secrètement que le professeur les prendrait sous son aile, en leur offrant, au minimum, une petite circonscription ou même directement un poste dans le gouvernement.
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Contrairement à sa réputation, le professeur évitait les « petites blagues ». Pas d’imitations, pas d’attaques personnelles. Chaleureux mais distant, il s’attachait à apparaître comme sérieux, ouvert, documenté. Chaque séance portait sur un thème développé sous l’angle de la « justice sociale » : les inégalités, la répartition de la valeur ajoutée dans l’entreprise, la fiscalité et la redistribution, les transferts sociaux, le système éducatif, le déclassement, l’équité intergénérationnelle, le logement et, enfin, la pauvreté. En introduction, François Hollande avait brossé un tableau synthétique des théories de la justice sociale, où l’on oubliait un peu Jésus-Christ, pour démarrer par Rousseau, jusqu’à Amartya Sen, cet économiste indien, prix Nobel en 1998, dont les études semblaient avoir fait forte impression sur le futur président.
L’idée qui devait animer les politiques publiques selon le professeur Hollande était de définir le « justice cut », « la ligne de partage entre la responsabilité individuelle et le déterminisme social », pour savoir comment et à quel niveau devait intervenir l’État. Pour l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste, l’intervention étatique n’était pas une option. « L’égalité réelle » qui, dans un sens commun dont seuls les énarques et les universitaires ont le secret, ne veut en fait pas du tout dire « égalité réelle » mais « réelle égalité dans les conditions d’accès à la richesse », était érigée en objectif. L’introduction à la deuxième séance posait d’ailleurs l’orientation du cours. Hollande exposait : « La société capitaliste est fondée sur un vice : l’avidité. La société socialiste est idéalement fondée sur la vertu. » Amen. Derrière son sens de la mesure, sa recherche de nuance, François Hollande n’était pas un transfuge à l’équilibre entre la gauche et la droite et qui aurait choisi son camp, à l’ÉNA, en fonction des opportunités professionnelles. Non, il s’agissait bel et bien d’un véritable spécimen socialiste, qui le revendiquait comme tel, et qui s’accrochait à cette identité comme le gage de son authenticité politique.
Il avait aussi l’art de se réfugier derrière une présentation en apparence neutre et objective, grâce à une impressionnante boîte à outils statistiques dont seule la haute administration connaît le maniement. Il était assez clair que nous assistions dès 2010 à une forme de répétition où l’enseignant-candidat apprenait déjà par cœur les mouvements de son futur pugilat de chiffres au soir du second tour, avec l’autre, « lui, président ». La statistique était la boussole du capitaine Hollande, l’alpha et l’oméga de ses présentations. « Qu’est-ce qu’un riche ? » se lançait-il à lui-même au soir du quatrième cours. Mieux inspiré que sur les plateaux de télévision, il se répondait : « L’écart entre le 1 % le plus riche et les 9 % suivants est plus important que l’écart entre les 10 % les plus riches et les 10 % suivants, 1 % des salariés ont en 2007 un revenu supérieur à 125 000 euros par an, soit 7 % de la masse salariale. » On comprend tout de suite mieux, tout à coup… Peut-être notre enseignant aurait-il dû suivre un autre cours électif de la plaquette pédagogique : « Comment passer du chiffre à la décision politique ? » Certains de mes camarades semblaient un peu déçus. Ils venaient pour voir l’animal politique, ils découvraient un technocrate de la Cour des comptes.
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Quelques mois plus tard, Dominique Strauss-Kahn ne prenait pas l’avion qui devait le ramener de New York. Notre professeur préféré recueillait 56,57 % des suffrages à la primaire socialiste. Je n’ai jamais retrouvé la note que j’ai obtenue à l’examen de fin d’année et François Hollande ne m’a proposé aucune petite circonscription ni aucun poste dans le gouvernement, mais le plus intéressant est de penser, avec le recul, à la vertigineuse mutation de notre enseignant en président. Aussi loin que je me souvienne, peu des grands développements de ce cours ont pu donner lieu à une quelconque mise en pratique, tant le fossé entre la théorie politique et l’action semble infranchissable. Peut-être, dans quelque temps, quittera-t-il l’Élysée pour revenir, en scooter, dispenser un enseignement inédit : « Être président de la République d’un pays immobile, dans un monde globalisé en constante mutation. »