A la rencontre de Jean Raspail
“ Le rêve est un facteur de légitimité ” (Roger Caillois)
Propos recueillis par Alain Sanders
— Jean Raspail, quand vous avez lancé ce « jeu du roi », cette aventure patagonne donc, pensiez-vous que le « phénomène » prendrait une telle ampleur ?
— C’est en 1976 que j’ai écrit Le Jeu du Roi. Dans ce roman, un roi, légitiment roi, mais roi de Patagonie, vivait seul dans un fort quasiment en ruines de la côte du Ponant. En attendant « l’héritier » qui recueillerait son rêve avec sa royauté. Il va en trouver un en la personne d’un petit garçon qui rêvait d’un royaume. Je vivais alors en Provence, dans le village de Sablet, et un jour – pourquoi ? Je serais incapable de le dire – j’ai hissé le drapeau patagon sur un mât. Et je me suis « bombardé » consul de Patagonie. Comme l’a écrit Roger Caillois, bien oublié aujourd’hui, hélas ! « le rêve est un facteur de légitimité ».
— Et cela aurait pu en rester là…
— Effectivement. Mais il y eut ce jour où je décidais d’organiser une petite réception à la maison, c’est-à-dire au « consulat de Patagonie ». Il faut dire que ce drapeau claquant au vent m’avait déjà valu bien des questions. Bref, il y avait beaucoup de monde, des gens de toutes origines sociales et culturelles. Parmi ces invités, mon voisin (on voisinait tous dans ce coin de Provence) l’amiral britannique Templeton (qui par la suite deviendra le premier attaché militaire du royaume de Patagonie). Cette première réception patagonne ayant eu beaucoup de succès, j’en organisais une seconde l’année suivante. Avec un même succès, encore plus de gens, dont le préfet et le maire d’Orange à l’époque. Notez qu’à ce moment-là de l’histoire, je n’avais pas encore écrit Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, livre qui ne paraîtra qu’en 1981.
— Mais quelque chose se mettait déjà en place…
— A vrai dire, ces réceptions avaient été prétexte à réunir des amis. Mais, lors de la seconde, j’avais prononcé un petit laïus « patagon » du haut du balcon de la maison, une sorte de discours sur l’état du royaume. Ce qui, à mon étonnement, marqua mes invités plus que je n’aurais pu le penser. Une sorte d’adhésion patagonne… A la fin du discours, l’amiral Templeton me prit à l’écart et me dit : « Ce que vous faites est very British. »
— Et puis paraît Moi, Antoine de Tounens…
— Oui. Dans ce livre, j’avais d’ailleurs cité le Céline du Voyage au bout de la nuit : « Et puis d’abord tout le monde peut en faire autant. Il suffit de fermer les yeux. C’est de l’autre côté de la vie… » Moi, Antoine de Tounens va recevoir le Grand Prix du Roman de l’Académie française. Ce qui va contribuer à le faire connaître, bien sûr. J’avais écrit dans l’épilogue : « Par les temps qui courent et par les temps qui viennent, je tiens désormais pour honneur de me déclarer patagon. Du cimetière de Tourtoirac, en Dordogne, où Antoine de Tounens a transporté son gouvernement et son siège jusqu’à la fin des temps, j’ai reçu lettres de créance, moi, Jean Raspail, consul général de Patagonie. » Le reste appartient déjà à l’histoire du royaume…
— Justement ! Les demandes de naturalisation patagonne – et de personnalités prestigieuses parfois – vont affluer au consulat général. C’était en marche…
— En effet et, je peux le dire, à mon grand étonnement ! Certes, à l’époque, Mitterrand venait d’être élu président de la République, mais ce « phénomène », comme vous dites, transcendait le paysage politique, social, culturel. Les demandes étaient si nombreuses que je fus quelque peu dépassé. Je publiais alors quelques petits bulletins, de simples feuilles ronéotypées, pour répondre aux questions posées et essayer de canaliser un tel engouement.
— Mais cela restait – cela reste – un jeu ?
— Et même un jeu d’enfant ! Parce qu’un jeu d’enfant, c’est sérieux. Il faut jouer sérieusement sans se prendre au sérieux. Celui qui n’a pas gardé son âme d’enfant ne sait pas jouer au jeu du roi. Et il est du même coup hors jeu. J’ai eu à refuser la naturalisation à des gens qui ne l’avaient pas compris. Pour la suite de l’histoire, mes livres seront dès lors, comment dire, fédérateurs. Avec des effets qui m’épatent toujours. Pensez qu’en Afghanistan, pour prendre cet exemple, des officiers généraux ont porté sur leur treillis l’écusson du 1er Régiment étranger de Patagonie. Un jour que j’embarquais sur La Foudre, on annonça que le consul général de Patagonie montait à bord dans le même temps que l’on hissait, à la drisse de courtoisie, le pavillon patagon ! Des anecdotes de cet ordre, je pourrais vous en raconter des dizaines, toutes plus étonnantes – et épatantes – les unes que les autres. John Cowper Powys a écrit : « Toute culture réelle, belle et noble, est fondée sur le rêve. » Il avait tout compris.
— Depuis sa parution en 1973, Le Camps des Saints n’a cessé d’être réédité (et encore récemment avec une préface qui a fait quelque bruit…). Quel effet cela fait-il d’avoir été bon « prophète » ?
— Prophète, le mot est fort… Mais je vais vous confier qu’Henri Amouroux m’a dit un jour, très sérieusement : « Au moins, j’aurai connu un prophète dans ma vie ! »Le Camp des Saints est un livre inspiré. Ne me demandez pas comment ou par qui, mais c’est comme ça. J’ai travaillé dessus quasiment un an. En y pensant nuit et jour. Aidé et porté par les circonstances, par ce que je sentais, ressentais, pressentais. Ce livre, c’est une parabole. Un roman qui fait le bilan de la décadence française et occidentale, un livre sur les idées altruistes, sur le détournement de l’esprit de charité chrétien.
— Un 1984 pour notre temps ?
— Je suis content que vous évoquiez George Orwell et son Big Brother. Je ne veux évidemment pas me comparer à Orwell, mais ce n’est pas un hasard si la préface de la dernière réédition en date du Camp des Saints est intitulée « Big Other ». Je ne suis pas un « voyant ». Mais j’ai vu venir ce que je raconte dans ce livre. Quand je l’ai écrit, je séjournais à Boulouris. Avec une vue à cent-quatre vingts degrés sur la mer et le grand large. Un matin, je me suis dit : « Et s’ils arrivaient ? » C’est ainsi que tout a commencé. Oui, si un livre fut un jour inspiré, c’est bien celui-là…