Les racines de notre patrimoine gastronomique s’inscrivent dans le concept de l’appellation d’origine, institution officielle codifiant le goût de la France. Une valeur géographique que le monde nous envie et qui, loin d’exclure la différence, consacre la diversité alimentaire. En en rajoutant une louche sur la souche, le président de la République a mis les pieds dans le plat. Observation visionnaire, car la définition exacte du mot « souche » est ce qu’il reste d’un arbre après qu’on l’a abattu, à savoir la base du tronc et les racines. Mais ne rêvons pas, dans la bouche de François Hollande, le concept était plutôt renvoyé à « la souche, elle, ne ment pas ». Laissons aux analystes politiques le soin de décrypter cette réouverture du débat sur le concept d’identité nationale, pour mettre à notre tour les pieds dans le plat. En idéologie culinaire, cela fait longtemps qu’une certaine obédience moderniste nous explique que la souche, c’est réac. On entend par souche, terme inusité en tant que tel mais représentatif de la crise culturelle que traverse la cuisine française, l’ensemble des paramètres qui définissent la spécificité d’un patrimoine alimentaire. Pour la France, il s’agit de l’immense diversité de produits générés depuis la nuit des temps par une agriculture issue d’un fantastique potentiel géoclimatique. C’est bien cette abondance de denrées, et la nébuleuse des traditions culinaires locales qui en a résulté, qui est à la source du prestige gastronomique, en aucun cas une quelconque suprématie physiologique ou mentale de notre nation. La masse des grands chefs étrangers prouve bien que le chromosome tricolore n’est pour rien dans le talent de cuisinier. En revanche, peu de pays, hormis l’Italie, la Chine et le Maroc, peuvent revendiquer un inventaire aussi large, aussi riche et aussi complet de produits de haute qualité.
La souche de la cuisine française ne réside donc pas dans le droit du sang, mais dans le droit du sol, et ceux qui l’oublient sèment la confusion dans le débat alimentaire. C’est d’abord à ses paysans, maraîchers, éleveurs, pêcheurs, et à ses artisans producteurs de délices que la France doit d’être une grande puissance gastronomique, pas seulement au cortège de toques multiétoilées, fort estimable au demeurant, qui défraye la chronique gastronomique. En ce sens, le principe de cuisine française de souche n’est autre que celui de l’appellation d’origine, cette bonne vieille AOC sur laquelle se fonde le goût de la France. Sans souche, pas de vigne et, sans cépage, pas de vin. Imagine-t-on ce que serait la saga viticole française si la notion de souche était mise sur la touche ? Idem pour le bœuf, le porc, l’agneau et la volaille, sans races d’origine, donc sans souche, plus de charolais, plus d’andouille de Vire, plus d’agneau de pré salé et plus de poulet de Bresse. Idem pour les légumes, les fruits et les fromages, sans souche végétale, adieu la lentille du Puy et le melon de Cavaillon, et sans souche laitière protégée, fini le pont-l’évêque, le roquefort et le reblochon.
Il en va de même pour la cuisine, en ce sens qu’il faut bien partir de quelque chose pour arriver quelque part. Chez les cuisiniers dignes de ce titre, cela s’appelle « les bases », l’équivalent du solfège pour la musique. Simple détail. Une somme de codes et de règles guidée par le souci de l’harmonie des saveurs, des textures et des cuissons. Cette cuisine entend mettre en scène l’endroit et l’instant, via le travail de l’homme. Un territoire donné, une saison respectée, fondus dans un paysage, et une éthique agricole. On peut appeler ça terroir, si ça rassure ou amuse, mais l’important est ce que l’on en fait.
Fondée sur la racine, cette cuisine n’est ni rivée dans la nostalgie ni réactionnaire, mais s’ouvre à son époque et pérennise la créativité des chefs français. Comme disait Frédérick Tristan, « la tradition n’est pas le retour à un passé désuet, mais la permanence des origines dans la durée ». En ces temps d’hystérie sémantique, on ferait bien de méditer la proposition. Arracher une souche, c’est couper court à toute greffe ou ramification, donc assassiner l’avenir. Pourtant, lorsqu’on prétend remettre à l’honneur quelques recettes du répertoire classique ailleurs que dans les bistrots de quartier ou les auberges de campagne, on entend le chœur des gardiens du progrès obligatoire s’effaroucher d’un retour au conservatisme.
A bien les comprendre, le pot-au-feu serait un peu maurrassien, et la quenelle de brochet sauce Nantua ou le vol-au-vent financière, un tantinet pétainistes. Exemples parmi d’autres de préparations ayant conservé une aura certaine dans le pays, mais interdites de séjour chez les « auteurs créateurs » et proscrites dans l’enseignement hôtelier. Ne souhaitant pas user de formules aussi connotées, l’intelligentsia gastronomique parle de cuisine franchouillarde, voire, lorsqu’elle veut jeter son anathème, de cuisine franco-française. Suprême injure. On serait tenté de répondre : « Vive la cuisine franco-française de souche ! » Halte au feu ! D’ailleurs, il y a belle lurette que les guides officiels, ceux lancés depuis le Quai d’Orsay en présence du ministre des Affaires étrangères, ont relégué ces plats-là aux oubliettes de leur doctrine étoilée. Aujourd’hui, les grands cortex du rata d’avant-garde parlent d’abord d’assemblage, de fusion, de synthèse, d’hybridation, bien souvent à travers des combinaisons technologiques transformant le fourneau en paillasse. Un culte de l’amalgame et de la confusion qui contribue, par sa fascination pour les transferts globalisés, à la déconstruction d’un patrimoine gastronomique accusé de ringardise.
Loin de nous l’idée de stigmatiser le mélange, l’alliance ou la rencontre dans l’assiette, la cuisine française n’est qu’une longue suite d’intégrations alimentaires remontant à la période gallo-romaine, aux croisades, à la Renaissance, à l’épopée napoléonienne. Un formidable phénomène d’échanges et d’assimilations, mais sans jamais toucher à la souche. La souche ne craint ni l’inconnu ni le lointain, et il arrive même que l’arbre repousse à partir d’un de ces croisements. Pour preuve, le cassoulet. Plat emblématique du répertoire régional français, le cassoulet est né de la rencontre avec les Arabes et l’Amérique. Expliquons-nous. L’antique cassoulet, de l’occitan cassolet, qui désigne une « cassole » en terre cuite, était une sorte de brouet préparé à base de fèves et de lard. C’est au contact des Arabes d’Espagne que la recette prit sa forme actuelle. Dans son célèbre Viandier, premier ouvrage culinaire de l’histoire, Guillaume Tirel, dit Taillevent, cuisinier du roi Charles V, qui régna de 1364 à 1380, cite en effet un ragoût de mouton aux fèves que les habitants du Midi auraient emprunté aux Sarrasins. Sans doute s’agissait-il du kesksou (« semoule » en langue berbère), devenu « couscous » par déformation phonétique, préparation à base de légumes et de viande de mouton mélangés servie sur un tapis de semoule. Le couscous a donc sorti le cassoulet primitif de sa torpeur en lui ouvrant les portes du répertoire ovin. Puis ce fut au tour de l’Amérique d’apporter son grain de sel avec l’arrivée du haricot, qui remplaça la fève. Le cassoulet s’ouvrit ensuite à l’agneau, au porc et au confit d’oie, ou au canard, pour aboutir à la recette que nous dégustons aujourd’hui. Le couscous n’a donc pas à conquérir la France puisqu’il y est déjà chez lui. Il demeure un joyau de la cuisine arabo-berbère autant que le cassoulet reste un fleuron du terroir français. On les déguste l’un et l’autre avec délectation, et malheur à celui qui oserait les fusionner dans une même gamelle. Alors, que chacun préserve ses origines au festin fraternel des peuples et les souches seront bien gardées.