Il y a 25 ans, au lendemain de la fin de la guerre froide, Samuel Huntington commettait son Choc des civilisations. Il présentait l’idée d’un monde multipolaire dans lequel la civilisation musulmane serait un bloc indifférencié et le monde occidental un univers guidé par une Amérique blanche, anglo-saxonne et protestante, et regroupant des pays dont les habitants sont blancs (l’Europe) et/ou protestants et/ou anglophones, ou les deux (l’Allemagne, la Hollande), ou les trois (les « five eyes »). C’est ainsi que les Russes orthodoxes, les Sud-Américains catholiques ou les Africains chrétiens et francophones ne sont pas éligibles à l’Occident vu de la côte est des États-Unis. Ce vaste monde de religion chrétienne et de culture gréco-latine n’existe pas dans les chaises longues des terrasses chics chez les démocrates progressistes de cap Cod. Trop nombreux, trop métissés, pas assez anglais et surtout… trop conservateurs : les Russes, les Africains, les Latins ? Des rustres, pires que des « red necks » : des barbares qui refusent le mariage homosexuel !
La thèse, bien qu’indigeste, malgré cent contradictions et comparaisons hasardeuses, a connu un grand succès dans des chancelleries en panne de nouvelles idées et des milieux de politologues toujours avides du dernier chic intellectuel new-yorkais. En ce début des années 90, la mode était furieusement « choc ». Il fallait bien trouver un succédané à la guerre froide pour faire mouliner les cervelles de la « Rand Corporation » et autres think tanks américains.
Pour éviter cet effrayant « choc des civilisations », il fallait, selon Samuel Huntington, que chaque civilisation dispose d’un leader, d’un État phare avec qui discuter. Vision très américaine des relations internationales, héritée de Churchill qui disait en 1940 : « La Grande-Bretagne a besoin d’une Union soviétique forte. » S’ensuivirent 40 ans de guérilla aux quatre coins du monde avec les communistes. Le leader de l’Occident est tout trouvé : les États-Unis d’Amérique. Le monde musulman n’ayant pas de leader, il faut lui en faire un. C’est ainsi que, depuis plus de 20 ans, les États-Unis et leurs alliés « occidentaux » financent, aident et soutiennent au combat ceux qu’ils ont identifiés comme candidats au leadership du monde musulman. Pour faire un leader dans la mentalité des universitaires nord-américains, il faut une compétition. Selon Huntington, il ne faut pas soutenir les pays musulmans laïcs et nationalistes arabes, dont les structures auraient été imposées par l’influence occidentale et seront rejetées. Washington accorde son soutien à tout pays et à chaque printemps arabe susceptible d’imposer un leadership islamique dans ce « monde musulman » : Turquie, Pakistan, Arabie saoudite, Égypte, et bientôt de nouveau l’Iran.
Depuis 1993 et les fulgurances de Huntington, le monde a connu quelques soubresauts. Pas de conscience politique sans conscience historique, affirmait Regis Debray. Si vous vouliez une explication au maintien d’un contingent américain de 10.000 soldats en Afghanistan, vous l’avez. Comme l’a dit non sans une forme d’humour décalé un conseiller de la Maison-Blanche : « Il s’agit d’éviter une nouvelle Syrie. »
Il aurait fallu que nous le sachions, nous autres Européens, avant de faire lyncher Kadhafi, pendre Saddam Hussein, promettre le même sort à Bachar et d’applaudir aux printemps des Frères musulmans.
« Le choc des civilisations » n’aura pas lieu, sauf si on regarde le monde avec de grosses lunettes américaines…