Pour en finir avec le conservatisme des soixante-huitards!

Par Jean-Christophe Buisson

La lutte des classes était leur rêve d’adolescents ; la lutte des places est leur combat de sexagénaires.

 

Littérature, cinéma, musique, les «artistes installés», qu’ils se nomment Le Clezio, Ernaux ou Lavilliers ont un point commun: faire partie de la «génération 68». Pour Jean-Christophe Buisson, il est temps d’en finir avec ces vaches sacrées.

C’était inévitable. La France est devenue tellement socialiste qu’elle en a perdu tout esprit d’initiative, de curiosité, d’innovation, d’étonnement, d’enthousiasme. Des études d’opinion effarantes le soulignent régulièrement: près de 3/4 des 18-34 ans rêvent de devenir fonctionnaires (sondage Ipsos de mars 2012). Un pays dont la jeunesse aspire à la non-responsabilité, l’anonymat et la sécurité de l’emploi a-t-il réellement de l’avenir?

Ce conservatisme qui ne dit pas son nom a fini par toucher la critique culturelle. Plutôt que découvreuse, elle s’est faite suiveuse. Paresseuse, elle n’a d’yeux que pour les rassurantes institutions qui font office de phares de la création depuis un demi-siècle. Ou plutôt depuis mai 68.

Jean-Marie G. Le Clezio écrit-il, dans son non-style à lui, deux textes sans intérêt où il est question d’embruns maritimes, de viols et de Billie Holiday (Tempête, Gallimard)? On crie à l’exploit (un Prix Nobel de littérature ne saurait être un mauvais écrivain, n’est-ce pas?). Annie Ernaux narre-t-elle ses impressions de cliente émerveillée du riant supermarché Auchan de Cergy (Regarde les lumières mon amour, Seuil)? Un genou à terre, les chroniqueurs littéraires se pâment devant une telle audace et un tel morceau de bravoure non-romanesque. Roman Polanski propose-t-il aux spectateurs français un salmigondis sado-masochiste (La Vénus à la fourrure)? Il décroche un César. Un nouveau film d’Alain Resnais sort-il en salles (Aimer, Boire et Chanter)? Un tombereau de compliments est déversé sur son cercueil à peine sec. Bernard Lavilliers publie-t-il un nouvel album (Baron Samedi)? La critique est en extase devant ce poète à côté de qui Jacques Prévert fait figure de nain. Les valétudinaires Rolling Stones annoncent-ils un nouveau concert au Stade de France? Télés et radios multiplient complaisants flashs spéciaux et micro-trottoirs qui donnent à voir ou à entendre des fans hystériques se roulant par terre d’émotion.

 

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Les artistes installés, statufiés, décorés par la rue de Valois, ressemblent aux vaches sacrées en Inde : inamovibles, incontournables, inusables.

On pourrait multiplier à l’envi les exemples – au théâtre, dans les arts plastiques, en musique classique. Les artistes installés, statufiés, décorés par la rue de Valois, ressemblent aux vaches sacrées en Inde: inamovibles, incontournables, inusables. Au fond, leur seul talent réside dans leurs artères. Ils ont tous plus de 65 ans. C’est-à-dire qu’ils ont tous connu adultes mai 68. Comme les directeurs de maisons de disques, les producteurs de cinéma et les éditeurs qui comptent en France. Comme les grands patrons de journaux ou de programmes audiovisuels. Consciemment ou non, les uns et les autres ont le sentiment d’appartenir à une génération. Et tous rechignent à abandonner leurs fauteuils. Alors, ils s’autocélèbrent, s’autocongratulent, s’autopromeuvent. La lutte des classes était leur rêve d’adolescents ; la lutte des places est leur combat de sexagénaires. «Professeurs, vous êtes vieux, votre culture aussi», ânonnaient-ils il y a 45 ans: on pourrait leur renvoyer le compliment aujourd’hui.

A quoi correspond cet étrange phénomène? La réponse se trouve chez le penseur italien marxiste Antonio

La lutte des classes était leur rêve d’adolescents ; la lutte des places est leur combat de sexagénaires.

Gramsci. Selon lui, les croyances qu’une génération tient pour acquises forment «un bloc historique». Institutionnalisées, promues au rang d’évidences dont la remise en cause relève de l’acte criminel, voire fasciste, ces croyances sont diffusées par des «intellectuels centraux» (écrivains, penseurs, artistes, philosophes, universitaires) vers des «intellectuels secondaires» (professeurs, journalistes, etc.) qui les transmettent à leur tour en direction du bon peuple qui n’a plus qu’à approuver. C’est-à-dire acheter les produits recommandés. Des barricades aux codes-barre: les 68tards sont devenus les plus grands promoteurs de la société de consommation capitaliste qu’ils vouaient naguère aux gémonies. Mais aussi les moins enclins à céder à leurs cadets les clés de l’avenir. Pardi: ils croient que sous prétexte qu’ils l’ont été en mai 68, ils demeureront toujours jeunes. Ils devraient relire Kafka: «L’éternelle jeunesse est impossible. Même s’il n’y avait d’autre obstacle, l’observation de soi-même la rendrait impossible». Quelqu’un peut leur offrir un miroir?

 

 

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