Sécularisation et religion en milieu urbain blasé… On évoque couramment la déchristianisation et la sécularisation. Mais on précise rarement ce qui se passe en détail et d’une façon méthodique. Je présente ici quelques faits et quelques hypothèses pour situer et quadriller le sujet. Il ne sera question que du catholicisme moderniste et conciliaire.
1 – Les églises des quartiers bobos deviennent essentiellement des lieux d’art. Elles sont déjà avant tout des lieux d’exposition pour les artistes contemporains. Un beau jour, l’église est devenue autre chose que ce qu’elle était : elle s’oppose à tout ce qui participait des anciennes dévotions. Cela s’est fait insidieusement. Les pratiques de dévotion populaires ont été peu à peu rendues impossibles par des apports et modifications diverses : éclairage, introduction de mobilier design, fléchage, affichage, afflux touristique, expositions, audio-visuel. L’église est devenue quelque chose qui tient de la galerie d’art, du musée, du centre culturel. Pour des raisons évidentes, les néo-catholiques artys maintiendront longtemps l’étiquette «église» sur le fronton, et ne chasseront que lentement les derniers croyants sincères : l’aura du passé est toujours bonne à accaparer, «ça en jette».
2 – On sait que la plupart des œuvres d’art contemporain introduites dans les églises sont à double entente : une interprétation pour les prêtres et les croyants naïfs, une toute autre signification pour les initiés. Plusieurs églises ont été ainsi investies et sont devenues objets d’ironie pour «ceux qui savent». Qu’un lieu ait pu être détourné ainsi de manière évidente et publique et reste imposé comme «église» pour les gens du quartier devrait conduire à se poser de sérieuses questions sur ce qu’il reste de l’Eglise aujourd’hui !
3 – On sait depuis longtemps que les ressources de la sécularisation interne du catholicisme sont infinies : croire en un Dieu mort, rendre hommage à un Dieu mort, créer un Dieu inexistant, rendre hommage à un Dieu créé, inventer Dieu à chaque instant, et ainsi de suite. Ce sont évidemment des jeux entre initiés, clercs ou laïcs. C’est l’esprit qui prévaut depuis longtemps dans les milieux intellectuels sérieux (éditeurs, libraires, théologiens, philosophes, psychanalystes). On échange entre gens acquis à ces visions. On s’adapte, on change de croyance au gré des nécessités des stratégies intellectuelles : recherche d’originalité ou au contraire conformisme calculé. On maintient une vague emprise spirituelle sur une petite foule de gens par l’intermédiaire de conférences ou de livres : ils ont l’impression de participer d’une élite spirituelle. Ce qui n’est d’ailleurs pas entièrement faux : ils adoptent une des innombrables variantes de la sécularisation interne du catholicisme, et c’est plutôt branché.
4 – Mais attention : tout ceci n’est pas de la raison raisonnante, ce ne sont pas des bavardages scolastiques, il y a de fort solides connaissances philosophiques et théologiques derrière. Qu’on ne parle pas à ces gens de scepticisme, de relativisme ou d’incroyance : ils ont du répondant.
5 – Lors des innombrables conférences ou débats sur ces sujets, on sème de petites allusions : tout le monde comprend. Ouf, rien n’était sérieux ! L’on est entre soi, et l’on se conforte dans un dilettantisme de bon ton ! On est entre complices adaptant la religion aux mesures de la nouvelle bourgeoisie libertine et blasée. Le public acquis d’avance est très satisfait : les orateurs sont brillants, les voix sont chaudes et bien posées, il y a tout plein d’allusions et de clins d’œil de connivence, rien à redire sur l’érudition : ces gens connaissent parfaitement les textes, les auteurs. Ils sont bardés de diplômes. Ils ont accaparé les meilleures institutions. Simplement il y a ceci : ils ont un rapport ironique au monde et à la religion en particulier.
6 – Parfois, ces jeux théologiques se trouvent croisés avec un œcuménisme de bon ton. Lors de certaines de ces conférences ou débats organisés par ces gens d’esprit, on invite large, et l’on trouve toujours le spécialiste qui saura apporter la petite touche paradoxale ou provocante permettant de compliquer encore les choses. On s’envole, on exulte dans le paradoxal : on est cinq cents coudées au dessus de la religion banale. On est entre fins connaisseurs : on peut justifier tout, n’importe quoi et leurs contraires, et même plus encore, si plus encore se présente à nous.
7 – Mais dans tout cela il est encore largement question de religion et de haute culture. La seule et vraie chute, c’est la réduction de la religion à la médiocrité mentale par l’industrie journalistique et culturelle, par les gens de presse, de pub, de com. C’est la réduction de la religion à une culture culturelle pour classes moyennes. La religion n’est plus alors qu’un chapitre de l’infraculture fabriquée industriellement à l’usage des nouvelles classes moyennes par les éditeurs, les agences de com et de pub. C’est l’adaptation de la religion aux nécessités du marché par les spécialistes de la destruction de la culture et de la mécanisation de l’esprit. Et c’est désormais pratiquement la seule incarnation de la religion qui subsiste en ville. Elle diffuse l’idéologie tiers-mondiste et mondialiste, quelques obsessions morales pas gênantes du tout pour le gros argent, ignore toute spiritualité et toute mystique et crétinise les classes moyennes à pleins tubes. On aboutit au fonctionnement religieux de mécaniques mentales. Toute épaisseur mentale a disparu. On est en pleine ratiocination scientiste et moraliste, un peu en dessous des plus plats matérialismes. Rien de tout ceci ne peut être pris au sérieux : il s’agit de religions artificielles, usinées, opportunistes et téléguidées.
8 – D’ailleurs dans la nouvelle bourgeoisie, on ne parle plus guère de religion. Il est plutôt question de religiosité, de sacré, et par là, il faut comprendre des conceptions et des pratiques aussi malléables et tolérantes que peu institutionnalisées et peu contraignantes. On distingue alors que ces pratiques sont fonction des demandes du marché.
9 – Aux antipodes, une certaine religion ne semble plus pouvoir se présenter que sous la forme d’un moralisme hypertrophié, sinistre et lassant, exténuant et harassant, glacé, comme s’il s’agissait d’achever au plus vite un suicide spirituel.
10 – En milieu urbain blasé, on n’imagine plus très bien ce que pourrait être par exemple la direction de conscience. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a plus guère que deux types de clercs. D’une part, quelques religieux sincères qui ne connaissent pas tous ces jeux d’esprits autour de la religion, et qui ne sont d’aucun secours pour s’y retrouver dans ces labyrinthes. D’autre part, des «conjurés» participants de ces nouvelles formes de religion urbaines hypocrites et tordues et qui guident les naïfs égarés, d’une manière extrêmement discrète et insensible évidemment, vers telle ou telle conception bizarroïde de la religion selon leur dernière lubie ou leur avant-dernière lecture.
11 – Sur les classes moyennes, je serai très bref : disons qu’elles se débrouillent comme elles peuvent au milieu de ces diverses «offres religieuses» et ne disposent guère d’une culture permettant de trier tout cela. D’ailleurs tout cela est absolument impossible à trier à vue humaine : il faudrait se plonger à plein temps dans les bibliothèques d’érudition. On fonctionne donc plus à l’engouement qu’à la raison : on tend parfois timidement vers la théologie branchée. Les nouvelles classes bobos iront plutôt vers les religions orientales ou de simples techniques de spiritualité syncrétiques.
12 – Quant aux classes populaires, elles subissent avant tout l’idéologie tiers-mondiste d’une Eglise conciliaire qui semble totalement acquise au mondialisme. On ne trouve pratiquement plus de gens de milieu modeste dans les églises urbaines aujourd’hui : l’Eglise participe nettement de l’idéologie mondialiste qui achève de détruire leur monde, ils ne sont plus chez eux dans l’Eglise.
13 – Mais tous ces problèmes évoqués rapidement sont très complexes, il faudrait apporter bien des nuances. Il y a par exemple des inquiétudes sincères dans le monde des artistes : il y a évidemment plus de ferveur et de sincérité dans les milieux artys que dans les paroisses mondaines cérémonielles et ritualistes, spirituellement mortes. Lorsque l’on aborde le milieu de la théologie contemporaine arty et avancée, on a beau avoir l’expérience des milieux intellectuels, on est un peu surpris par le savoir philosophique et théologique des prétendants.
Sous le nom de catholicisme, c’est donc une bonne dizaine de religions repérables, totalement différentes les unes des autres et incompatibles entre elles, qui existent aujourd’hui dans nos villes ! Aucun rapport entre les théologies de la mort de Dieu pour l’hyper-élite intellectuelle et le tiers-mondisme militant, aucun rapport entre les théologiens de l’art contemporain et la voie mystique (cette pauvre voie mystique est-elle encore fréquentée quelque part ?). Sans compter évidemment d’innombrables «religions individuelles» !
On peut dire d’une manière très synthétique qu’un processus de distanciation et d’ironisation surplombe entièrement la religion. Cette faculté d’ironisation peut dissoudre, reconstituer, restaurer, jeter, aménager, abandonner la religion en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Cette ironisation est moins nouvelle qu’on pourrait le croire. Mais aujourd’hui, cette mentalité distanciée et ironique qui fut longtemps l’apanage de petits milieux a été diffusée dans l’ensemble des classes moyennes. C’est tout simplement la mentalité ironique et blasée de la grande bourgeoisie internationale qui est passée pro parte dans certaines fractions avancées de la petite bourgeoisie arty et branchée et qui s’est généralisée. On est passé de la religion recueillement, de la religion conscience à la religion ironisée, réversible, jetable, adaptable.
En milieu urbain blasé, le catholicisme moderniste existe donc, entre autres, sous forme :
-muséographiée, érudite;
-mondaine (par intérêt purement mondain);
-laïque (c’est à dire purement cérémonielle);
-neutralisée par l’industrie culturelle;
-culturelle, bobo et arty, distanciée, démarquée, légèrement ironisée;
-savamment ironisée par les théologiens et les initiés «de pointe»;
-sécularisée, de manière interne;
-tiers mondiste.
Je tente de synthétiser en trois lignes. Dans les milieux intellectuels, «de pointe», artys et bobos, la religion catholique, quand on s’y intéresse, est perçue comme un objet de jeu, à adapter, à ironiser, à recycler, à bricoler. Dans les milieux bourgeois classiques, elle est une routine mondaine absolument morte. Dans les milieux populaires, elle est devenue une sorte de dressage au tiers-mondisme et au mondialiste. Que reste-t-il donc de l’ancien catholicisme ? Sans doute la religion «laïque cérémonielle» liée aux grands événements de la vie : on n’éclate pas encore de rire aux enterrements que je sache. On néglige trop ce rapport solide et fondé, enraciné : c’est sans doute le dernier rapport sérieux, ni ironique, ni mécanique, ni téléguidé, à la religion qui subsiste en milieu urbain.
Que conclure ? Le catholicisme moderniste donne l’impression général d’un épouvantable complot contre la spiritualité où l’on distingue vaguement des malins très prévenus, bien placés et nombreux, des braves clercs alibis encore nombreux, de nombreux suiveurs qui ne comprennent pas grand chose et une foule de braves gens qui ne reconnaissent pas l’Eglise de jadis et qui ont fui. On pourrait presque dire : tout le monde est accepté dans l’Eglise moderniste à condition d’avoir définitivement oublié ce qu’étaient la mystique et la spiritualité.
Jean-Yves Rossignol – Polémia –
Illustration : Le Carré Sainte-Anne à Montpellier poursuit sa volonté de mettre en avant l’art contemporain avec l’exposition « Above and Below » du street artiste new-yorkais JonOne. Composée d’œuvres inédites, cette exposition dévoile des productions spécialement conçues pour le lieu, dans cette ancienne église désacralisée.
Exposition du 24 juin au Ier novembre 2015.