Les Pieds nickelés et le roi du Maroc!

Quel beau scénario de polar ! Deux journalistes en mal de fonds montent une arnaque pour faire cracher au bassinet un puissant de ce monde, le roi Mohamed VI du Maroc. Déjà connus pour avoir publié en 2012 un essai-pamphlet contre le souverain chérifien, Eric Laurent et Catherine Graciet ont eu l’idée digne des Pieds Nickelés de se faire rémunérer grassement par la cible de leurs écrits, contre la promesse de ne rien révéler au public de leurs nouvelles découvertes sur les supposées turpitudes du successeur d’Hassan II.

Comme le raconte Laurent Valdiguié, dans le JDD du 30 août, Eric Laurent a pris contact fin juillet avec le cabinet du roi pour enclencher la mécanique du chantage. Il est pris au sérieux, car on connait, à Rabat, le pouvoir de nuisance du personnage, dont les relations avec la famille royale marocaine datent de vingt ans, de l’époque où il publia, chez Plon, un entretien «autorisé», entendez hagiographique, avec Hassan II. Comme il semble que Mohamed VI n’était pas disposé à poursuivre ce compagnonnage littéraire – dont le volet financier est un secret d’Etat marocain –, Eric Laurent change alors de méthode. S’il ne peut plus émarger au Makhzen, le système de pouvoir politique et financier de la monarchie, il fera jouer son influence dans le système éditorial et médiatique français pour menacer le roi de révélations sulfureuses, pensant récupérer ainsi les revenus dont il était désormais privé. Il s’adjoint pour cela les services d’une jeune journaliste, de l’espèce idéaliste, dont l’expérience de travail au Maroc, dans les rares organes de presse indépendants du Palais, lui donnera la matière « explosive ». Le chef de cabinet de Mohamed VI fait mine d’entrer en négociations sérieuses avec Laurent, et dépêche, début août un avocat marocain proche du Palais pour rencontrer le maître chanteur. Les deux premières rencontres, dans les salons d’un grand hôtel parisien, réunissent l’avocat marocain et Eric Laurent pour définir le cadre du deal. Le montant et les modalités de la transaction sont âprement discutés, comme c’est l’usage dans ce genre de commerce, et l’on se met d’accord sur un « dédommagement » de deux millions d’euros versé par le Palais aux auteurs, contre la promesse de ne plus rien écrire sur le royaume du Maroc. Rendez-vous est pris pour le jeudi 27 août, en présence cette fois-ci de Catherine Graciet, où l’avocat remettra aux auteurs une avance de 40 000 euros (en coupures de 100 euros) à chacun des co-auteurs du pamphlet, et recevra de ces derniers une attestation manuscrite de renonciation à toute publication, si le reste du contrat est honoré. Les enveloppes changent de mains, et notre compère et sa commère s’apprêtent à se fondre dans la foule parisienne, une fois sortis du palace où a eu lieu la transaction. Ils sont alors interpellés par des policiers qui les conduisent illico Quai des orfèvres, où ils sont placés en garde à vue. C’est là qu’ils découvriront que l’avocat marocain avait enregistré les premières rencontres avec Eric Laurent, porté plainte auprès du Procureur de la République de Paris, et mis en place avec la police le stratagème et la souricière permettant de coincer les maîtres chanteurs en flagrant délit.

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Je ne connais pas Catherine Graciet, journaliste « indépendante » ayant longtemps travaillé au Maroc pour des organes de presse en délicatesse avec le Palais de Rabat. En conséquence, j’aurais tendance à lui faire crédit, jusqu’à ce que la police et la justice ait démêlé cet écheveau, de s’être laissée entraîner dans cette aventure par un vieux routier de la jungle littéraire parisienne.

En revanche, il m’est arrivé de croiser Eric Laurent au cours de ma vie de journaliste et d’essayiste, notamment lorsqu’il était éditeur chez Plon. C’est une de ces figures du « pouvoir éditorial », déjeunant tous les midis dans une mangeoire de luxe du 6ème arrondissement de Paris, montant des « coups » éditoriaux toujours fumant. Il disposait, avec son ami Thierry Garçin, d’une chronique géopolitique matinale sur France Culture. De son propre aveu, attiré par le « côté sombre » de la haute politique, il cultive un antiaméricanisme viscéral et systématique, allant jusqu’à rejoindre l’interprétation complotiste d’une organisation conjointe des attentats du 11 septembre 2001 par les services secrets des Etats-Unis et le pouvoir saoudien… Ses obsessions idéologiques, mises en film documentaire par William Karel, avaient reçu les acclamations de la critique parisienne de gauche, et ses écrits étaient désormais accueillis par les prestigieuses éditions du Seuil, dont l’aura morale perdure (bien à tort !) en raison de leur naissance près du bénitier catho de gauche. Eric Laurent est même parvenu à faire publier, au Seuil, un opus Al-Qaïda en France de son fils Samuel Laurent, « consultant international » autoproclamé sur le terrorisme international, dont l’indigence et la fumisterie ont été mises en lumière récemment dans Libération.
Eric Laurent n’est donc pas un escroc à la petite semaine essayant de survivre avec des arnaques minables, mais une figure installée de la vie littéraire parisienne, niché au cœur des maisons les plus prestigieuses, qui ont parfois besoin de ce genre de personnage pour aller chercher de la matière à publier qui rapporte sans risques (biographies « autorisées » de personnages riches et/ou puissants, œuvres littéraires ou historiographiques d’hommes politiques en vue confiées à des « nègres » et autres publications alimentaires dont même de grands éditeurs ne peuvent se passer en temps de vaches maigres).

Dans l’affaire Mohamed VI, il a voulu jouer perso, et se retrouve aujourd’hui sous le coup d’une mise en examen pour chantage et tentative d’extorsion de fonds qui ne le conduira peut-être pas en prison, car il n’est pas en situation de récidive, mais à coup sûr à la ruine financière et à la déchéance morale tant les preuves rassemblées contre lui et sa complice sont accablantes. J’avoue être dans l’incapacité de mettre en mouvement mes neurones compassionnels en sa faveur, même si je n’éprouve pour la monarchie chérifienne qu’un respect modéré, pour rester poli.

Le chantage à la publication de textes pouvant ruiner la fortune ou la réputation de personnages en vue est loin d’être une nouveauté dans notre beau pays. C’était même un usage très courant dans les premières décennies de la IIIème République, où un bon chantage sauvait les journaux de la faillite. Ainsi le Casino de Monaco payait annuellement une somme à tous les journaux, variable en fonction de leur tirage et de leur influence, pour qu’ils ne publient pas d’indiscrétions sur les événements survenus dans ses murs. Dans la presse parisienne on trouvait régulièrement des petits entrefilets du style « Est-il vrai que… » suivi de « à demain les détails… ». Le lendemain, « les détails » ne paraissent pas, un arrangement financier étant intervenu entre la cible et la publication…

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Cela est-il encore possible de nos jours ? Les mœurs ont bien changé et les révélations de turpitudes sexuelles ou d’aventures extraconjugales, dont le Gil Blas, le Closer de la Belle Epoque, s’était fait une spécialité ne font plus trembler personne, même pas le président de la République. En revanche, le monnayage d’informations économiques susceptibles de causer du tourment à des multinationales se pratique discrètement, en France comme ailleurs. Il existe des cabinets d’avocats et de détectives spécialisés dans ce genre de transactions.

Les temps changent : naguère la monarchie marocaine aurait réglé cette affaire sans passer par la case justice, à la manière dont elle a scellé le sort de Mehdi Ben Barka en 1965 (et par la suite celui de nombreux opposants moins célèbres). M. Laurent et Mme Graciet devraient donc remercier chaudement la police française de leur collaboration, maintenant très étroite, avec les autorités du Royaume, car l’affaire aurait pu très mal tourner si cela n’avait pas été le cas…

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