Si vous craignez de vous ennuyer pendant vos vacances ou de céder à la facilité d’un roman de gare, emportez donc ce pavé à la plage et plongez… dans le chaudron d’AnarChrist !
Cet essai, qui prend volontiers l’allure d’un manifeste, a pour auteurs deux électrons libres de l’univers des lettres et des médias, leur principale liberté étant d’être des chrétiens et même des catholiques revendiqués. Jacques de Guillebon et Falk von Gaver partagent avec un talent éruptif la même insoumission romantique à la société libérale-libertaire livrée aux diktats de la technologie et du marché, pimentée d’une insolence à la Léon Bloy (ou à la Brel) envers les “bourgeois”. Mais leur immersion dans les eaux baptismales convertit cette furia aristocratique un tantinet donquichottesque en non-violence militante de “fous de Dieu”. Ils se trouvent de nombreux devanciers, les uns célèbres, d’autres largement méconnus, auxquels ils rendent ici un hommage panoramique et impétueux.
Des chrétiens plus ou moins “borderline”
Il y a vraiment beaucoup de monde dans cette galerie de chrétiens plus ou moins “borderline”. Gageons que plus d’un aurait été surpris d’être rangé parmi les “anarchistes”, voire parmi les chrétiens (que vient faire Gandhi dans cette série ? Les auteurs s’en expliquent et fournissent des citations remarquables et très actuelles du Mahatma, sur la foi ou sur l’avortement par exemple). Ces prétendus “anars” où l’on compte tout de même une majorité d’authentiques chrétiens, ne sont réductibles ni à la droite, ni à la gauche : même s’ils viennent de l’une ou de l’autre, ils tendent à une radicalité évangélique qui les hisse plus haut. Répartis entre “hussards noirs de l’anarchie” (Proudhon, Sorel, Kropotkine, Tolstoï – celui de la fin), “cavaliers de l’Apocalypse” (Barbey d’Aurevilly, Hello, Claudel, Péguy, Bernanos, Thibon…), poètes “gueux” (Rimbaud, Brel, Ferré), artistes protestataires (“nazaréens”, “nabis”, “dadas”) ou auteurs chrétiens féconds (Chesterton, Jacques Ellul), ils ont en commun le refus de devenir ces “âmes habituées” stigmatisées par Péguy.
Contre le désordre de l’ordre
“Tout pouvoir (ou, mieux, autorité) vient de Dieu”, même – et c’est souvent – s’il s’exerce pour la punition des hommes. A priori, ni saint Paul, ni saint Thomas d’Aquin n’auraient approuvé l’idée d’un “anarchisme chrétien”. Il est d’ailleurs frappant qu’aucun saint ou bienheureux ne figure dans cette galerie de portraits. Le Christ y est qualifié de “premier anarchiste” parce qu’Il est venu apporter “le feu sur la terre”… Mais c’est le feu de la charité : à ce compte, tous les saints, mais eux seuls, sont les vrais anarchistes puisqu’ils refusent l’emprise et “les structures” du péché. Cependant, telle est bien l’idée principale des auteurs, celle qu’expliquait Bernanos dans La France contre les robots : “(…) l’anarchie – l’absence d’ordre, le désordre spontané – vaut encore mieux qu’un ordre perverti ; (…) le désordre du désordre, si j’ose dire, est mille fois moins malfaisant que le désordre de l’ordre”. Bernanos écrivait cela à la fin de la Seconde Guerre mondiale, au paroxysme de l’affrontement dévastateur des totalitarismes nazi et soviétique. Des régimes contre lesquels la désobéissance civile aurait sans aucun doute reçu de saint Thomas d’Aquin la même approbation (sous strictes conditions) que le tyrannicide.
Un pavé salutaire
Sort-on de cet essai avec des idées claires ? Non, impossible, on vient de se prendre un pavé dans la figure ! Avec des idées justes ? Ici et là, certainement, mais nos deux compères ont tellement secoué la marmite qu’il faut laisser reposer et tâcher de faire le tri. Ce qui en revanche paraît assuré, c’est que “leurs pages, dérangeantes à souhait” (Jean-Claude Guillebaud, dans sa préface) nous auront tirés de l’assoupissement désabusé de chrétiens habitués aux batailles perdues contre le nouveau totalitarisme libéral-libertaire. Dieu vomit les tièdes. Ce fichu bouquin diluvien mais bourré d’énergie est donc un livre salutaire.
Anarchrist, une histoire de l’anarchisme chrétien,
Jacques de Guillebon et Falk von Gaver.
DDB – Desclée de Brouwer, 400 pages, 23,90 €.
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