Politiques et médias forment un microcosme déconnecté du réel!

En Marche! ayant interdit l’accès de son QG à RT et Sputnik, la question de la connivence entre politiques et journalistes est de nouveau à l’ordre du jour. Le journaliste Denis Jeambar s’y penche, à la frontière entre journalisme et communication.

RT France. Marine le Pen, tout comme Emmanuel Macron, refusent que certains médias les accompagnent dans leurs déplacements ou aient accès à leur QG de campagne. Trouvez-vous cette dérive alarmante ?

Denis Jeambar (D.J.). C’est une dérive que je trouve assez préoccupante. A l’heure qu’il est, on a tendance à faire le tri parmi les journalistes en essayant de réserver des situations ou des positions privilégiées à ceux qu’on redoute, en fait, le moins : les moins critiques ou les plus complaisants.

Ce n’est donc pas, en soi, une atteinte grave à la liberté de la presse puisque ce genre d’attitude existait déjà par le passé, il s’agit d’une sorte de contingentement. Néanmoins, derrière cette attitude, il y a la volonté de tenir à distance ceux qu’on redoute le plus, volonté apparentée à une prise d’otage de la liberté de la presse.

RT France. Cette sélection pourrait-elle alimenter, au sein de la population, un soupçon de connivence entre les politiques et les journalistes « autorisés » ?

D.J. Ce phénomène du journalisme, pour reprendre le terme américain, embedded, littéralement « journalisme embarqué », montre bien que nous sommes prisonniers, d’une certaine manière, d’un petit monde, d’un monde clos. Il renvoie à la question que vous posez, celle de l’enfermement de ce monde médiatico-politique. Inutile de lui faire un procès généralisé, bien qu’il me faille reconnaître en avoir été un des acteurs. Il y a, il est vrai, une forme de connivence entre les médias, les journalistes politiques et le monde politique, parce que ce sont des gens des deux bords qui passent énormément de temps ensemble, et qui finissent par se déconnecter du monde réel, pour reprendre la formule de Raymond Barre, que ce constat agaçait beaucoup. C’est un microcosme.

Le bout du bout de la dérive, c’est une formule qu’utilisait récemment Christophe Barbier, ancien directeur de la rédaction de l’Express, aujourd’hui chroniqueur sur BFM et éditorialiste à l’Express. Il l’a dit dans une revue fabriquée par les élèves de l’IPJ Paris-Dauphine : «L’éditorialiste ne devrait surtout pas aller sur le terrain pour ne pas polluer sa pensée». Au fond, ce résumé est presque la caricature quintessenciée de cet enfermement. L’entre-soi devient tellement absolu qu’il entraîne l’oubli du monde réel et l’affaiblissement de la presse. Ce fléau ne frappe pas tous les journalistes mais plutôt le journalisme politique, dont les éditorialistes font partie. Ces commentateurs ne voient d’ailleurs pas la réalité puisqu’ils passent maintenant la majeure partie de leur temps sur les plateaux de télévision, coupés du pays.

RT France. De quoi doivent être faits les rapports entre journalistes et politiques ? Comment déterminer où placer le curseur entre une prudente distance, qui ne permet pas toujours de récupérer des informations fraîches, et une trop grande proximité, qui risque de nuire au libre-arbitre ?

D.J. C’est une question complexe, appelant une réponse complexe. Mon expérience m’a appris qu’il était très difficile de franchir cette ligne jaune qui conduit à l’entre-soi et à la connivence. Je pense qu’il faut des règles claires. D’abord, malgré le lien de proximité, être capable de toujours écrire ce que l’on pense à partir des faits et non pas à partir de son opinion déconnectée des faits.

On peut avoir un très bon contact sous-tendant une relation de confiance entre un homme politique et un journaliste, mais garder sa liberté d’appréciation, faits à l’appui. Deuxièmement, je pense qu’il ne faut jamais se faire inviter par un homme politique. Il faut payer soi-même, ce qui pose la problématique de l’économie des journaux. Ces derniers devraient garder les moyens de leur indépendance. Le journalisme politique est un journalisme gastronomique. Ces rencontres se font dans la journée, parce qu’on considère qu’un homme politique parle plus librement durant un déjeuner. Il ne faut pas laisser la relation s’inverser et en devenir dépendant. Y compris quand on se déplace avec un homme politique : payer son voyage, ne pas se laisser inviter. Le journaliste devrait avoir un quant-à-soi. Bien sûr, il a des opinions. Mais sa règle première, ce sont les faits, qui doivent dominer tout ce qui est de l’ordre du sentiment et de la relation personnelle, des liens qu’il aurait pu nouer à la recherche de l’information.

RT France. Est-il nécessaire de légiférer pour éviter cet écueil qu’est la sélection des journalistes par les partis ou les candidats ? Seriez-vous favorable à ce que, lors d’une campagne électorale, les candidats soient tenus d’accorder du temps à tous les médias qui, de leur côté, s’engageraient à équilibrer le temps de parole accordé à chacun ?

D.J. Je suis assez défavorable à toute forme de législation sur la liberté de la presse. Pour la simple et bonne raison que, souvent, les voies de l’enfer sont pavées de bonnes intentions. Je trouve que la liberté, par définition, n’est pas encadrable. Elle se défend. A supposer qu’une loi soit rédigée, il faudrait à ce moment-là que tout le monde soit traité de la même manière. Je ne dis pas que le plus petit journal n’est pas respectable et que l’on ne devrait pas essayer de mettre tout le monde sur un pied d’égalité, mais un journal qui diffuse à 300 000 exemplaires est parvenu à un tel chiffre pour des raisons objectives, qui ne se réduisent pas à des raisons économiques. Sans doute faut-il lui reconnaître des qualités journalistiques ou plus de moyens qu’un journal qui est diffusé à 5 000 exemplaires. Enfin, soyons réalistes ! Vu le nombre de déplacements, on ne peut techniquement pas s’entretenir avec tout le monde ! Alors peut-être faudrait-il tirer au sort… Personnellement, je ne suis pas partisan d’une loi qui régulerait cette situation. Si les hommes politiques sont intelligents, ils laisseront venir à eux les journalistes les plus compétents. Remarquons bien aussi que de leur côté, ils font de la communication et non pas de l’information. Il y a donc une tentative de manipulation des médias à travers un dialogue permanent, partagé entre le désir de communiquer et la nécessité d’informer. C’est un équilibre qui est souvent menacé et difficile à entretenir.

Denis Jeambar, journaliste et écrivain, est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages. Il a été directeur de la rédaction du Point, président d’Europe 1, président et directeur de la rédaction de L’Express.

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