En politique, il importe de cerner la question centrale et, si plusieurs questions centrales foisonnent, d’en faire une hiérarchie. Dans la politique française en cette fin d’année 2014 – et, à vrai dire, depuis quelques temps déjà – la question centrale consiste-t-elle en la réduction des inégalités et des discriminations, ainsi que le prétendent les forces dites de gauche ? Consiste-t-elle au contraire en la réduction des dépenses publiques et le retour à l’équilibre budgétaire, ainsi que l’affirment les forces dites de droite. Ou bien encore s’agit-il de la sortie de l’euro et de la récupération de la souveraineté nationale, comme le clament, notamment, les forces dites d’extrême droite et d’extrême gauche ? Ces propositions illustrent-elles les difficultés du pays et indiquent-elles les voies de progrès à suivre ? On peut en douter et en voici quelques raisons.
La question centrale se rapporte toujours à l’état d’esprit, aux tropismes, à la dynamique en cours dans un pays, dans une nation, aux raisons qu’ont ses habitants de vivre ensemble et de croire en quelque chose. La chasse aux inégalités, la réduction des déficits publics ou encore le curseur sur la question de la souveraineté sont des moyens au service d’objectifs et de finalités sur lesquels il convient de s’entendre, un peu comme les Etats Généraux de 1788 ont permis de dessiner les contours de la future république. Mais aujourd’hui, les finalités et les objectifs sont-ils partagés en ce pays ? Ont-ils fait l’objet de vrais débats ? La façon dont les forces politiques se définissent elles-mêmes sur un hémicycle qui va de la droite vers la gauche, cette façon est-elle propice à la tenue de ces débats ? Et si cette façon de se définir avait perdu sa pertinence ? Et si la dichotomie droite-gauche ne traduisait plus les nuances et contrastes de convictions que portent les partis répartis sur cette échelle ? Et si cette dichotomie- séculaire- contribuait plus à obscurcir les esprits qu’à les éclairer, et servait finalement aux manipulateurs de toutes chapelles ?
Remontons en 1993, au traité de Maastricht, lequel selon nous a créé une rupture et une accélération – salutaires sans doute – dans la construction européenne et dans la manière dont l’Europe (en construction) a décidé de s’emparer de son destin sur l’échiquier mondialisé. A Maastricht il s’est dit deux choses fondamentales. En premier lieu, plusieurs états de l’Union Européenne ont convenu de mettre en commun une monnaie et de renoncer à leurs monnaies nationales. En second lieu, les états de l’Union ont réaffirmé, avec une conviction forte, que, sur l’échiquier international mondialisé, leurs destins en tant que nations n’avaient de sens qu’au sein d’une confédération européenne renforcée. La France a été un pilier du traité de Maastricht et le président Mitterrand a eu, je crois, raison de conduire le pays dans cette voie. Mais n’a-t-il pas eu tort de laisser penser au pays, et surtout à la famille politique dont il était issu, qu’en dehors de l’euro, rien ne changerait, que les choses continueraient comme avant, ad aeternam ?
Un grand malentendu commence, me semble-t-il, à la suite de Maastricht. Les partis traditionnels ont continué et continuent encore à utiliser la dichotomie droite-gauche mais une nouvelle ligne de fracture apparaît, se creusant au rythme des élections et de la dégradation des comptes publics. Il y a d’une part ceux qui sont persuadés que, pour des questions de concurrence et de compétition, l’Europe et la mondialisation nous invitent à nous adapter et à réformer nos systèmes de mutualisation. En d’autres termes : point d’Europe sans réformes. D’autre d’autre part ceux qui, à l’inverse, estiment qu’au nom d’une soi-disant spécificité française, les choses doivent rester en l’état, qu’il ne faut toucher ni aux minimas sociaux, ni à la protection sociale ni aux retraites, et que l’Europe et la mondialisation doivent s’adapter à cette spécificité. Par crainte électoraliste de prendre leurs responsabilités face à leurs électeurs – et par l’effet d’une sorte de sophisme -, d’aucuns parmi ces derniers ont commencé à prétendre que la mondialisation, l’Europe et la spécificité française n’étaient pas incompatibles, que la France pourrait se dispenser des efforts d’adaptation consentis par l’Allemagne de Schröder – ce qui, soit dit en passant, consiste à vouloir le beurre et l’argent du beurre. Tandis que d’aucuns autres ont pris la posture radicale mais cohérente de la souveraineté: pas de réformes donc pas d’Europe.
Nous en déduirons deux conséquences. D’une part, les forces politiques ne sont plus situées les unes par rapport aux autres selon une partition droite-gauche. D’autre part, le débat sur la mondialisation et l’Europe se voit perverti par les partisans de l’improbable compatibilité de l’Europe avec la spécificité française. En ce qui concerne la palette politique, on voit dès lors se dessiner une identité objective entre le FN et certaines composantes de la gauche, les uns et les autres faisant le choix de la sortie de l’euro et du repli national présentés comme une revendication de souveraineté. Ils font le choix du refus de l’Europe et de la mondialisation et en tirent les conséquences. D’une certaine manière, ils disent leur vérité à leurs électeurs, même s’ils se gardent d’évoquer les conséquences – dramatiques – d’un tel choix. On voit aussi à quoi s’en tenir quant au soit-disant progressisme de gauche, lequel veut l’Europe sans les réformes qui s’imposent. Les tenants de ce progressisme, en espérant toujours être sauvés par une croissance deus ex machina, emmènent leurs électeurs dans une certaine utopie nocive voire à des dénis de réalité. Enfin, il y a ceux qui considèrent que la mondialisation est inéluctable, que l’Europe en est le meilleur rempart, et qui acceptent la nécessité des réformes ainsi que l’opposition, lorsqu’ils tentent de les mettre en oeuvre, de tous les progressistes autoproclamés qui prônent l’immobilisme sous les apparences du changement. Quant au débat perverti ou impossible, on voit bien d’où proviennent les rideaux de fumée.
La question politique centrale française est en réalité très simple. Ou bien rester dans la course et le mouvement de la mondialisation, mais à condition de s’adapter. Ou bien se replier sur soi, au nom d’une certaine frilosité conservatrice, et au risque du décrochage et du déclin. En d’autres termes, ou rester dans l’Europe et en accepter ses règles. Ou prendre ses distances avec l’Europe en croyant sauvegarder le modèle français. Hélas, les partis politiques n’en donnent pas une expression limpide. Ceux qui veulent sortir de l’Europe prétendent que nous en sortirions grandis, et en cela ils se trompent, ne serait-ce qu’en sous-estimant le coût de sortie. Quant à ceux qui veulent persévérer dans la construction européenne, une partie prétend – non sans cynisme – qu’il n’est pas nécessaire de procéder aux réformes, l’autre consent aux réformes tout en acceptant de modérer ses discours par crainte d’être accusé de jouer les Cassandre.
En conclusion, chacun voudra mettre les partis et les têtes d’affiche politiques dans les cases qui conviennent. Chacun s’apercevra aussi que les progressistes sont bien souvent des utopistes, que ceux qui sont aux extrêmes sont bien souvent plus proches les uns des autres qu’on ne le croit, qu’il y a dans les rangs de la gauche des réformistes qui acceptent et l’Europe et les réformes, qu’il y a dans les rangs de la droite des souverainistes prêts à renoncer à l’euro, et que, à tout bien prendre, la traditionnelle dichotomie gauche-droite ne permet plus vraiment de s’y retrouver. Aussi la vraie question qui traverse la politique française n’est-elle pas celle de l’Europe et de ses conséquences, question posée à Maastricht et jamais tranchée depuis ?
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