Alors que la révolte s’étend à la majeure partie de l’Ukraine et prend des allures de révolution, j’ai rencontré à Varsovie le journaliste polonais Dawid Wildstein, qui a passé 28 jours avec les manifestants ukrainiens en tant que reporter du groupe de presse conservateur Gazeta Polska. Voici son témoignage.
Vous couvrez les événements en Ukraine depuis les débuts des manifestations place de l’Indépendance à Kiev. Avez-vous été vous-même témoin des brutalités policières ?
Oui, c’était terrible. J’ai moi-même assisté à l’évacuation de deux cadavres. J’étais aussi sur les barricades le jour où ils ont tiré à balles réelles. Il y a eu un jour où ils ont utilisé des balles réelles, après ils ne l’ont plus fait. J’ai vu de nombreux blessés ce jour-là. J’ai vu aussi les unités Berkout attraper des gens pour s’acharner brutalement sur eux. Je n’avais jamais assisté à une telle violence de la part de forces de l’ordre auparavant. J’ai déjà vu vos CRS français taper sur des manifestants, mais cela n’avait aucun rapport, il n’y avait pas cet acharnement. Les Berkouts se comportaient comme des bêtes sauvages, je les ai vus par exemple coincer une femme et la battre brutalement pendant plusieurs minutes, avec des matraques, sur toutes les parties du corps. Je les ai vus cracher sur les gens. Au centre de presse, un homme est venu qui avait été relâché. Les Berkouts l’avaient libéré en lui disant « Va, et montre-leur ce qui les attend ». Ils l’avaient mis dans un sale état. Il nous a raconté comment on l’avait complètement déshabillé et arrosé de gaz lacrymogène avant de lui faire des entailles au couteau dans le corps pour que le gaz entre au contact de sa chair. Un vrai cauchemar !
J’étais aussi là quand ils ont libéré Lucenko qui avait été enlevé et brutalement battu. J’étais à l’hôpital où il était soigné lorsqu’il a raconté comment ils avaient enlevé à l’hôpital, en même temps que lui, Yuri Werbicki, comment ils l’avaient roué de coups. Il nous suppliait, nous les médias, d’en parler, de lancer une campagne, pour que Werbicki, qui n’avait pas été relâché, ne soit pas tué. Le lendemain matin le corps de Werbycki a été retrouvé dans un bois. Lucenko et Werbicki étaient deux leaders importants du Maïdan, mais pas des politiques.
Peut-on dire aujourd’hui que Ianoukovytch et le gouvernement ukrainien sont activement aidés par la Russie pour réprimer la révolte ? J’ai lu récemment une opinion selon laquelle les francs-tireurs qui ont abattu des manifestants depuis les toits de bâtiments gouvernementaux seraient des membres des services spéciaux russes.
Il y a en effet des indices qui permettent de le penser mais il n’y a pas de preuves. Les balles ont été tirées avec des armes utilisées par les services russes, des fusils que les Ukrainiens n’ont pas. Ce qui ne veut pas dire que dans ce cas précis les tireurs ne pouvaient pas être des Ukrainiens en possession de ces armes russes. Toutefois, ce ne serait pas la première fois que la Russie envoie ses « experts » pour défendre activement ses intérêts dans les pays voisins. Mais comme journaliste, je ne peux pas affirmer que les tireurs étaient des Russes. Je n’ai aucun élément qui m’en donnerait une certitude suffisante.
Y avait-il aussi des opposants russes au Maïdan ? En avez-vous rencontrés ?
Oui, il y en avait. J’ai même vu une fois un drapeau russe flotter sur une barricade pendant une attaque des unités Berkout. Il y avait aussi des opposants biélorusses, des opposants géorgiens… C’était un peu international. Du reste, parmi les morts il y a eu un Biélorusse et un Arménien.
Y a-t-il également beaucoup de Polonais qui sont venus soutenir les manifestants ukrainiens ?
Oui, il y a beaucoup de Polonais ordinaires, mais finalement assez peu de journalistes polonais, ce qui est surprenant. Il n’y a cependant pas autant de Polonais présents que pendant la Révolution Orange, mais à ce moment-là on ne tuait pas les manifestants.
Des représentants de l’opposition polonaise sont aussi venus soutenir les manifestants tandis que le gouvernement polonais préfère, lui, ne pas s’ingérer dans les affaires de l’Ukraine.
On voit aujourd’hui la révolte, ou la révolution, s’étendre à tout le pays. Quel est votre pronostic pour la suite des événements ?
Les prévisions en ce qui concernent l’Ukraine sont souvent très hasardeuses. En ce qui me concerne, j’ai plusieurs fois eu la certitude que le Maïdan allait tomber, et j’étais aussi convaincu qu’il y avait des choses que Ianoukovytch n’oserait pas faire et il les a faites. Mais avec l’extension de la révolution à tout le pays, Ianoukovytch ne pouvait plus écraser les protestations à Kiev. On peut dire que cela a sauvé le Maïdan. Le premier ministre Azarov a démissionné (1), il y a des gestes de bonne volonté qui sont faits… Tout semble indiquer que tout va bien se terminer, mais c’est l’Ukraine et on ne peut pas être sûrs que les tanks ne vont pas à un moment donné être envoyés contre les protestataires.
Pouvez-vous nous dire pourquoi c’est la non-signature d’un accord avec l’Union européenne qui a déclenché de telles protestations ? Pourquoi tant d’Ukrainiens préfèrent-ils se rapprocher d’une Union européenne de plus en plus socialiste-libertaire plutôt que d’une Russie qui prend aujourd’hui la défense des valeurs chrétiennes et traditionnelles ?
Effectivement depuis quelque temps, une sorte d’alliance internationale pour la défense des valeurs fondamentales semble voir le jour : défense du droit à la vie, conservatisme, opposition à l’idéologie du genre… Vue de loin, la Russie peut paraître un allié logique : Poutine s’oppose à l’avortement, Poutine n’autorise pas les marches des homosexuels, etc. etc. Mais quand on regarde d’un peu plus près on s’aperçoit que s’il n’autorise pas les marches des homosexuels c’est aussi qu’il n’autorise pas trop les marches en général parce que c’est tout simplement un régime autoritaire. Que s’il prend la défense de la vie, ce n’est pas tant par éthique chrétienne que pour des raisons démographiques et raciales car la Russie se dépeuple.
Pendant cette révolution au Maïdan (j’y ai passé 28 jours en tout), j’ai parlé avec un très grand nombre de prêtres orthodoxes ukrainiens et gréco-catholiques et je pensais qu’ils voyaient l’Europe en rose. Ce n’est pas du tout le cas. Ils sont pleinement conscients que l’Union européenne, c’est l’idéologie du genre, c’est l’avortement et toutes sortes de pathologies. Mais en même temps ils affirmaient tous que le nihilisme soviétique est pour eux une bien plus grande menace. Ce nihilisme soviétique qui imprègne toute la réalité ukrainienne et qui porte encore plus gravement atteinte à la dignité humaine que les idéologies gauchistes occidentales. Il peut prendre des formes plus ou moins conservatrices ou plus ou moins gauchistes en fonction de ce qui semble mieux convenir à un moment donné pour l’exercice du pouvoir en place. Ces prêtres avec qui je conversais n’étaient pas forcément tous des intellectuels mais leur foi chrétienne était très vivante. Un prêtre orthodoxe que j’ai interrogé m’a expliqué que pour lui Ianoukovytch était un enfant du nihilisme soviétique, de ce même nihilisme soviétique présent chez Poutine, que sa pensée était la continuation de la pensée soviétique née sur les millions de morts de la Grande Famine (2), de ce mal immanent qui imbibe toute la réalité post-soviétique. Et quand j’ai parlé à des évêques orthodoxes, des gens qui avaient une vision peut-être moins mystique que les prêtres, ils expliquaient eux aussi que ce système écrase la personne humaine et que les questions d’avortement et d’homosexualisme sont secondaires car c’est un système qui peut tout se permettre avec les citoyens. Aujourd’hui l’avortement peut être interdit et il peut être autorisé demain. Tout le monde devra suivre. Ils me faisaient aussi remarquer que, quoi qu’on en dise, la liberté religieuse à l’Ouest, malgré toutes les pathologies qu’on y observe et la chape de plomb du politiquement correct, est bien plus grande qu’en Russie et encore plus qu’en Ukraine où les membres du clergé sont parfois battus et où le contenu des prêches doit aller dans le sens voulu par le pouvoir.
À ma grande surprise, ils étaient donc convaincus qu’il faut d’abord débarrasser le pays du mal communiste, un mal qui sait feindre la religiosité mais qui est en réalité une forme extrême d’athéisme. Et que l’Europe, malgré toutes ses lacunes, donne plus de liberté et plus de possibilités de cultiver la foi, chose très difficile selon eux en Ukraine.
Pourtant, autant que je me souvienne, si les dernières élections nationales ont été contestées en Russie, elles ne l’ont pas été en Ukraine. Ianoukovytch et son parti sont arrivés au pouvoir par des élections démocratiques. On se souvient que c’est le refus du président Ianoukovytch de signer l’accord d’association avec l’UE qui a déclenché les manifestations. Mais si le président Ianoukovytch avait signé l’accord d’association avec l’UE, n’aurait-on pas l’autre moitié du peuple ukrainien dans la rue aujourd’hui ?
Certainement pas. Vous dites que les dernières élections n’ont pas été contestées, et c’est vrai, mais pendant la campagne un candidat de l’opposition a été empoisonné, un autre battu, des coups de feu ont été tirés contre un autre, et ainsi de suite. Ce n’est pas la Russie, mais c’est l’Est. Par ailleurs en Ukraine les élections se font selon le système uninominal. Ce système majoritaire est peut-être bon à l’Ouest, mais à l’Est où le système mafieux est extrêmement développé, on peut difficilement parler d’élections libres.
Vous me demandez si ce n’est pas l’autre moitié du peuple ukrainien qui serait descendue dans la rue si le président Ianoukovytch avait rapproché son pays de l’UE. En fait, cette autre moitié est bien descendue dans la rue pendant l’Euro-Maïdan, car il y a eu aussi un anti-Maïdan, au moins à deux reprises, avec des foules énormes. Le pouvoir ukrainien a parlé d’un demi-million de personnes. Je pense que c’était exagéré. Un demi-million, c’était à peu près le nombre de personnes au Maïdan pendant les plus grosses manifestations. J’ai vu les foules à l’anti-Maïdan, ils étaient environ deux fois moins nombreux, mais il n’empêche que même s’ils étaient dans les deux cent mille, c’est aussi énorme. J’y étais en tant que journaliste et j’ai parlé avec des gens. Certains étaient saouls, mais pour la plupart, quand on discutait plus de deux minutes, ils m’attrapaient par le bras et me disaient : « Tu sais Dawid, Ianoukovytch, ce n’est pas un patriote non plus, ce sont tous les mêmes ». Un autre m’a dit : « Ils m’ont donné 200 hryvnias, moi je ne gagne presque rien, alors je suis venu ». Un autre m’a avoué : « Il fait froid ici, je crois qu’on aimerait mieux être au Maïdan, c’est plus joyeux, plus coloré ». Ces gens-là ne traitaient pas la chose de manière très politique. Ce sont des gens de l’est du pays. Les médias y sont censurés, le monde y est censuré, et ils ne sont pas très au courant, ce qui n’est pas de leur faute bien sûr. Mais même ceux qui sont un peu plus au courant, même ceux qui avaient été amenés ici et ceux qui avaient perçu de l’argent pour cela, même eux, en tout cas la plupart de ceux avec qui j’ai eu l’occasion de discuter, considèrent que Ianoukovytch n’est pas leur président. Ce qui ne veut pas forcément dire qu’ils soutiennent Klitschko ou un autre des leaders de l’opposition.
Cependant, ils s’ennuyaient à leur manifestation où des brutes épaisses assuraient le maintien de l’ordre tandis qu’au Maïdan les gens dansaient et chantaient, et ils auraient préféré être au Maïdan. C’était en décembre et il n’y avait pas encore les violences. Pour moi, cela montre que Ianoukovytch n’a pas de légitimité dans l’esprit des gens. Dans l’est du pays, la mafia post-communiste est omniprésente et beaucoup d’Ukrainiens votent pour qui on leur dit de voter. Mais quand ils parlent à un journaliste, ils disent ce qu’ils pensent vraiment. Non, je ne crois pas que les Ukrainiens de l’est du pays seraient montés sur les barricades si Ianoukovytch avait signé l’accord d’association avec l’UE. Ils l’auraient fait si on leur avait mis un pistolet sur la tempe, mais certainement pas d’eux-mêmes.
Ce que vous dites vaut-il aussi pour la Crimée ?
Vous avez raison de mentionner la Crimée car en Crimée la situation est différente. Ceci dit, il y avait aussi des groupes de Crimée place de l’Indépendance, au Maïdan.
On m’a dit que Ioulia Tymochenko n’était plus perçue comme la leader de l’opposition, qu’elle était au contraire considérée comme proche de Moscou plus encore que Ianoukovytch.
Les choses ont beaucoup changé pendant ces manifestations. Nous savons tous quel personnage est Ioulia Tymochenko, et quelle a été son attitude vis-à-vis de la Russie quand elle était premier ministre, notamment avec les contrats gaziers, mais au Maïdan elle est aujourd’hui portée aux nues. Et elle rassemble tous les groupes. Si elle revient au pouvoir, la situation aura changé. Aujourd’hui, c’est le président Ianoukovytch qui dépend entièrement de Moscou, tandis que si l’opposition prend le pouvoir, son leader sera porté par le Maïdan, le Maïdan au sens large, c’est-à-dire le peuple ukrainien. Un peuple avec des buts clairs et un peuple qui sait faire pression sur ses politiciens. C’est aussi une évolution frappante du Maïdan : il y a deux mois, tous étaient d’accord avec les leaders de l’opposition place de l’Indépendance à Kiev, aujourd’hui ils sont capables de les siffler. Si elle revient au pouvoir, Tymochenko devra compter avec le peuple.
Et Klitschko ? Avez-vous eu l’impression qu’il était soutenu par les manifestants ?
On l’aime bien, mais quand il a voulu arrêter les manifestants, il s’est pris un coup d’extincteur. Quand je parlais de Klitschko avec les gens, j’entendais dire : « Klitschko, c’est un type bien, et il sait mettre une droite ». Pour les Ukrainiens, la force brute est une qualité importante. « Mais on ne sait pas d’où il vient », ajoutaient souvent mes interlocuteurs, « et il peut toujours repartir en Allemagne où il a habité ».
Je vous remercie pour votre témoignage. Peut-être voulez-vous ajouter quelque chose sur ce que vous avez vu ?
Si je dois dire encore une chose, c’est que si les manifestations ont commencé sur le thème du rapprochement avec l’Union européenne, aujourd’hui les gens ne se battent plus pour cela. Ils se battent contre un régime répressif. C’est important que l’Ouest le comprenne bien, et notamment les gens de droite dans les pays d’Europe de l’Ouest. Les conservateurs en Occident peuvent se dire : « Mais pourquoi donc les Ukrainiens pourraient-ils vouloir rejoindre l’Union européenne plutôt que de rester dans la sphère d’influence russe ? ». Les Ukrainiens se moquent bien de rejoindre l’Union européenne, ce qu’ils veulent, c’est se débarrasser de ce pouvoir soviétique. Ce pouvoir qui, même quand il fait semblant d’être conservateur ou chrétien, reste toujours, au fond de son âme, soviétique.
Faut-il rappeler que même Staline a soutenu l’Église orthodoxe, ce qui ne l’a pas empêché de massacrer les populations dans son propre pays. Telle est la nature du pouvoir soviétique. Cela mérite d’être toujours rappelé (3).
Justement, en Tchétchénie, combien y a-t-il eu de victimes des répressions russes sous Vladimir Poutine ?
C’est difficile à dire, mais on sait que le nombre de morts, pour beaucoup des civils, se sont chiffrés en centaines de milliers. C’est-à-dire une proportion non négligeable du peuple tchétchène.
Du même auteur :
- Artur Dmochowski : «C’est l’UE qui porte la responsabilité du fiasco des négociations avec l’Ukraine, pas le président Ianoukovytch»
- Manifestations en Ukraine : un point de vue ukrainien
1. L’entretien s’est déroulé le 28 janvier, après la démission du premier ministre ukrainien mais avant la démission de l’ensemble du gouvernement.
2. Grande famine de 1932-33 organisée par le pouvoir communiste soviétique en Ukraine pour écraser la résistance des paysans ukrainiens face à la collectivisation forcée des terres.
3. Voir à ce sujet : Communisme et nazisme, les deux branches radicales du socialisme
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