« Mais le mètre est chose qu’on ne corrompt pas. Ses colonnes invisibles, ses portiques sont inaccessibles aux feux de la destruction. »
Ernst Junger, Sur les falaises de marbre
La « Manif’ pour tous » a déjà perdu. Non pas parce que la loi autorisant le « mariage » homosexuel serait déjà passée (une loi peut être abrogée, c’est là le principe de l’abrogation), mais parce qu’un mouvement luttant contre la dénaturation de la famille ne saurait participer du mouvement même qui a conduit à cette dénaturation. Car il y a bien dénaturation, si on admet que les mots et les idées renvoient à une réalité, donc à des essences, aux natures mêmes des choses. Ce qui garantit qu’il existe un réel dont on peut parler ; ce qui fonde donc un discours essentialiste, qui ne saurait être balayé d’un revers de la main par l’argument pavlovien de « l’essentialisation », très en vogue chez les chercheurs militants en sciences sociales.
La « Manif’ pour tous » a déjà perdu car il s’agit précisément d’une Manif’, et le terme dit tout : il s’agit d’une parade, festive, pacifique, « sympa ». La version « sympa » de la manifestation, qui elle-même pose problème, étant un mode d’action fondé sur la quantité, non sur la qualité, sur la répétition de slogans (toujours trop simples, donc grossiers), sur les instincts les plus bas, nourris par la foule, la musique et enfin la violence. Bref, la manifestation ne se justifie d’un point de vue hiérarchique et conservateur que par le geste insurrectionnel qui l’abolit. Et encore, comme pis-aller. Mais l’adoption de la forme de la Manif’ pour tous ne fait que refléter la déficience d’un certain discours, infantile (« un papa, une maman », la sacralisation de l’enfant), libéral (les « droits » de l’enfant) et fondé implicitement sur une conception toute immanente du politique et des principes (ainsi l’exigence initiale d’un referendum, comme si une structure anthropologique fondamentale pouvait être modifiée à volonté par le peuple !). C’est manquer le processus de fond qui a conduit à l’état de chose que nous connaissons : la garantie des mêmes « droits », formels, abstraits, donc pouvant avoir n’importe quel contenu, pour tous ; le fantasme utérin du bien-être (il ne faut surtout pas « stigmatiser ») ; le relativisme (tout le monde a droit a priori à la même reconnaissance, pas de hiérarchie entre les choix de vie et les comportements) ; l’immanence (tous peut être décidé par le politique, y compris le sens des mots). Le tout pouvant être subsumé sous un seul principe : la régression infantile généralisée, où la loi est fondée sur les droits, eux-mêmes fondés sur le désir, et lui-même fondé sur le caprice. Or, comment ne pas être frappé par le caractère infantile et naïvement festif de la « Manif’ pour tous » ? Ne pas voir qu’il s’agit de deux versants de la même matrice, la Crèche universelle ? Moderne contre moderne.
Et pourtant, le mouvement initié par la Manif’ pour tous ne doit pas être mis sur le même plan que l’idéologie progressiste qui sous-tend l’adoption du « mariage » homosexuel. Car la Manif’ pour tous ne sait pas l’Histoire qu’elle fait : sa fonction véritable est d’inverser la vapeur, d’initier une révolution conservatrice profonde. Conservatrice, non en un sens empirique, où il s’agirait de conserver l’état de chose présent, mais, selon la distinction de Roger Scruton, en un sens métaphysique, au sens où il s’agit d’instaurer le triomphe dans le monde historique des principes inaltérables et éternels. En ce sens, c’est bien d’un enjeu de civilisation qu’il est question, bien plus important, contrairement à ce que le populisme nous dit, que le chômage ou l’inflation. Bien que moins sensible, moins immédiatement cruel. L’objet est révolutionnaire et métaphysique, il raisonne à l’échelle historique des siècles et de la civilisation. Il ne s’agit donc pas que d’abroger la loi sur le « mariage » homosexuel, qui de toute façon n’existe pas, parce qu’impossible, et n’a donc jamais pu être instauré.
Le mariage homosexuel n’existe pas, pour une raison simple, qui découle de ce principe : le mariage est l’union d’un homme et d’une femme. Le mariage suppose la différence des sexes, c’est une question d’essence. Un mariage homosexuel n’est donc que l’homonyme du mariage hétérosexuel, il n’existe pas comme mariage. Ce simulacre subit la privation d’être qui explique le travail nécessaire et implacable du négatif, le retournement dialectique que voici.
Le mariage homosexuel n’étant pas un mariage, il est impossible de remettre en cause la norme hétérosexuelle, ce qui apparaîtra très vite par l’insatisfaction permanente des différents réseaux revendicatifs, mais aussi par la désaffection croissante vis-à-vis du mariage civil, absolument dénaturé. Celui-ci n’est plus un mariage stricto sensu : tout chose existe par sa détermination, et donc parce que qu’elle nie, ce qu’elle exclut ; que serait la valeur d’un club d’automobilistes qui intégrerait aussi les cyclistes et les conducteurs de train ? Or, cette désaffection devrait accélérer le retour vers le mariage religieux, discriminant, hiérarchique et référant à des principes éternels. Les adversaires d’un ordre social et moral traditionnel ne font que précipiter ce qu’ils veulent éviter.
Penser le contraire serait verser dans une conception purement immanente des principes, dans laquelle les décisions humaines peuvent arbitrairement décider de la nature des choses. Autrement dit, la défaite est impossible quand elle touche à des questions d’essence : le mal se retourne en un bien plus grand, tout comme il n’est pas dans le pouvoir du monde sensible de dénaturer ce qui est éternel. Ou encore, il n’est pas possible de raturer d’un coup de plume plusieurs milliers d’Histoire humaine (qui sont fixés, irréversiblement fixés, parce que passés) et encore moins la structure fondamentale des choses.
En revanche, la défaite est possible quand il s’agit d’incarner ces principes dans les choses mêmes. La question n’est donc pas simplement d’abroger le mariage homosexuel (qui n’existe pas), mais, par l’abrogation de cette loi créant un simulacre de la réalité, d’inverser le processus de dissolution ; faire reculer une idéologie hybride de modernisme, c’est-à-dire de rationalisme progressiste sûr de lui, et de post-modernisme, c’est-à-dire de nihilisme et de confusion généralisée des limites et des catégories. Autrement dit, il s’agit de procéder à une véritable révolution conservatrice : il s’agit de penser en termes de processus historique, de défendre ce qui est essentiel, et non de rejeter une loi civile toute ponctuelle, et qui manque nécessairement son objet.
C’est pourquoi le projet qui fut celui des Veilleurs est bien plus fondamental, bien que moindre d’un point de vue strictement quantitatif (et donc inessentiel), que celui de la Manif’ pour tous. Et c’est pourquoi il est très important de refuser de jouer la modernité contre la modernité. Organiser une techno-parade en polo rose est déjà une défaite ; organiser une révolution conservatrice en s’appuyant sur l’idéologie infantile, festive et libérale est une contradiction dans les termes.
Nous n’avons pas besoin d’une manifestation, encore moins d’une parade : nous avons besoin d’un mouvement voulant ce qu’il veut, assumant donc jusqu’au bout le geste insurrectionnel qui est celui de la politique par la rue ; un mouvement portant une critique radicale de la modernité, et qui sorte donc de la matrice de ce qu’il prétend combattre. Encore un effort pour être conservateur !
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