Un match de football peut être un beau spectacle. J’avoue avoir éprouvé du plaisir à regarder le match entre l’Espagne et le Portugal. Des actions claires qui se déploient sur le terrain, des joueurs qui gardent le ballon ou le transmettent avec maestria, des buts nombreux et remarquables suscitent l’intérêt, quel que soit le résultat et quelles que soient les équipes en présence. En revanche, passer une heure et demie pour espérer la victoire de « son » équipe nationale alors que la rencontre manque de souffle me semble un gaspillage de temps. Les annonces de ces événements « incontournables », et qui n’ont aucun effet réel sur le pays, comme les tonnes de commentaires avant et après les matchs mobilisent une foule de spécialistes et submergent les cerveaux passifs des millions de spectateurs conviés à cette fête obligatoire. « Homo festivus », disait Muray. « Société du spectacle », « Civilisation du spectacle » ont dit des esprits aussi différents que Guy Debord ou Mario Vargas Llosa. Certes, l’homme a besoin de se divertir, de se distraire pour échapper à la monotonie de sa vie, cette vie qui est une histoire qui se termine toujours mal. Pour autant, lorsqu’il donne à des moments de cette vie une intensité affective qui sont un bain de jouvence pour le moral, encore faut-il qu’il le fasse avec lucidité. Si la distraction est davantage un oubli qu’un plaisir, une perte d’attention sur l’essentiel au profit de l’anecdotique, il y a lieu de s’inquiéter. D’abord, parce que ce détournement peut-être une manipulation, ensuite parce que le fait de s’y soumettre est un renoncement à ce qui constitue le citoyen d’une démocratie : sa liberté. Marx appelait cette dépossession de soi, l’aliénation et il pensait que la religion, en détournant les consciences de la réalité du monde pour les intéresser à des questions surnaturelles, contribuait puissamment à cette aliénation. Pour lui, la religion était l’opium du peuple. Cette idée réductrice peut être facilement combattue parce que les religions sont aussi le moyen de se poser la question du sens de la vie à laquelle le matérialisme ne répond pas. Le football n’y répond pas davantage, mais en mobilisant les esprits sur 22 joueurs et un ballon, il évite pendant 90 minutes qu’on se la pose. Le Football ne serait-il pas l’opium du peuple dans une société matérialiste ?
La convergence des pouvoirs pour drainer les foules vers les temples que sont les stades et vers les dieux que sont les joueurs les plus titrés éveille le soupçon. Ce jeu représente des sommes considérables : les indemnités de transfert dans les clubs européens de 1ère division représentent 50 fois le budget du Ministère des sports français. Les commissions des agents y participent à hauteur de 12%. Le lien avec les médias et la publicité sont essentiels. TF1 diffuse cette année les 28 meilleures affiches de la Coupe du Monde. On se souvient des aveux décomplexés de l’un des PDG de TF1, Patrick Le Lay : » le métier de TF1 c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit »… » Il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le divertir, de le détendre, entre deux messages. » Autrement dit, le spectateur consomme du football, de la télévision, de la publicité et les produits qu’elle véhicule. Par ailleurs, si le monde du spectacle a remplacé les saints et les héros par les stars et les vedettes, on ne peut pas dire que leur comportement ou leur niveau intellectuel soient souvent des exemples contribuant à l’éducation civique et morale de leurs jeunes admirateurs. Il est logique qu’une société libérale offre des spectacles dans le cadre d’un marché. Il est contestable que ce secteur de l’économie empiète sur des dimensions des communautés humaines qui échappent au marché. C’est le cas de la politique.
Le citoyen n’est pas un consommateur. La confusion entre le monde du football et celui de la politique est une escroquerie intellectuelle. Mélenchon lui-même en a été la victime volontaire en se réjouissant stupidement de l’élimination de l’Allemagne. Le football offre un ersatz de patriotisme qui est une triple tromperie. D’abord, le succès d’une équipe nationale n’a aucun effet sur la réalité d’une nation, sur sa puissance effective, sur son évolution positive ou négative sur les plans de la politique, de l’économie ou de la démographie. Au contraire, il procure une illusion, et on retrouve ici l’opium du peuple. Ainsi, la victoire française de 1998 a-t-elle inauguré cette période calamiteuse de l’accentuation du décrochage français à coups d’euro et de 35 heures. Les Français ont eu la fierté d’un mirage tandis que l’état du pays se dégradait. En prime, ils ont été matraqués par le slogan immigrationniste « Black, blanc, beur » qui les a empêchés de saisir le danger communautariste des immigrés devenus français de papier sans adhérer à la communauté nationale. Le désastre du match France-Algérie de 2001 aura dessillé les yeux, un peu plus tard. Ensuite, l’idée qu’une vingtaine de joueurs sélectionnés s’identifie à un pays dont ils détiendraient les qualités intrinsèques, au moins au plan du football, est une absurdité. D’une part, parce que ces sportifs sont en partie remplacés par d’autres d’une compétition à l’autre, d’autre part, parce que leurs résultats dépendent de multiples facteurs. C’est une erreur grossière d’essentialiser une équipe, de réifier l’image qu’on se fait d’elle à un moment donné. La chute assez fréquente des champions précédents lors des poules de la coupe suivante le montre à l’évidence : l’Allemagne, cette année, la France en 2002… Enfin, si je trouve amusants les déguisements identitaires des supporters présents en Russie, comme les belges « démoniaques », je trouve dérangeant de voir plus de drapeaux aux fenêtres pour ce rendez-vous sportif que pour une fête nationale ou un événement vraiment politique comme les attentats islamistes que la France subit. L’équipe de France est perçue bien à tort comme un symbole de notre pays. Entre un symbole et la réalité qu’il représente, il doit y avoir des rapports de ressemblance et de signification. Les professionnels de haut niveau du football qui jouent souvent dans des clubs étrangers (14/23) ne sont pas représentatifs de la France, et leurs résultats n’ont aucun sens pour elle. Sinon, il faudrait aussi porter la honte de « l’équipe de merde » de 2010 en Afrique du Sud ainsi qualifiée dans un langage choisi par Anelka.
Pour résumer, le football est un plaisir collectif, une fête. Les nations, la France en particulier n’y jouent pas leur destin. Le sport ne doit pas être le vecteur d’illusions et de manipulations politiques.