Les résultats du deuxième tour des départementales du 29 mars 2015 ont révélé un scénario à la fois étonnant et sans surprise. Alors que le FN était en tête dans 43 départements, qu’on lui prêtait la possibilité de prendre un, deux, voire trois départements, il semble que la montagne accouche finalement d’une souris. Le parti de Marine Le Pen fait certes son entrée dans plusieurs conseils généraux (Aisne, Bouches-du-Rhône, Gard, Gironde, Hérault, Haute-Marne, Marne, Meuse, Pas-de-Calais, Vaucluse, Yonne), où il passe de zéro à 1, 2 ou 4 élus (cette prouesse doit être reconnue) ; il est même le parti qui augmente le plus significativement son nombre d’élus, passant d’un élu avant 2015 à 62 élus; il est, enfin, le parti qui totalise le plus de suffrages, si on accepte de dissocier les voix de l’UMP de celles de l’UDI. Mais comment expliquer un tel échec ? Loin de l’expliquer par des insuffisances propres au FN, on pourrait justement l’expliquer par… son succès. Plus le FN monte, plus il pousse ses adversaires à faire bloc contre lui. En focalisant le débat du second tour contre lui, le FN donne simultanément les conditions de sa défaite et celles de son entrée dans un nouveau schéma bipolaire.
Premier tour : primaire entre PS et FN. Ce que les Français ont vécu, au premier tour, c’est surtout un primaire pour savoir qui devra affronter le FN pour le battre. FN et UMP peuvent arriver derrière le FN au premier tour et le battre au second. La raison est assez évidente : le FN fait (relativement) le plein de voix au premier tour et a de faibles réserves au second. Une raison logique le démontre : l’absence de partenaires électoraux. En l’absence de ces derniers, le FN n’a plus véritablement de ressources électorales, à moins de récupérer les abstentionnistes du premier tour. Inversement, le PS et l’UMP ne font pas le plein a premier tour, mais peuvent bénéficier d’un report au second tour, car les électeurs les plus modérés du PS se reporteront sur l’UMP. Et inversement. C’est ce qui est arrivé dans l’Aisne, dans le Gard ou dans le Vaucluse. Implicitement, nous assistons bien à un début de bipolarisation par la mise au pas d’une formation modérée au profit de l’autre. C’est tout l’inconvénient d’un scrutin à deux tours qui fait que si au premier tour on peut choisir, au second on doit forcément éliminer. Le scrutin majoritaire à deux tours continue à désavantager le FN. Par ailleurs, le FN reste handicapé, sous-estimant la porosité des électorats PS et UMP. Sans enthousiasme, les électeurs de gauche se sont reportés sur le binôme de droite ; les électeurs de droite ont eu un peu plus de difficultés à le faire pour des candidats de gauche, mais le résultat est là : il a suffi d’une courte majorité pour battre le binôme FN, même dans des configurations opposant un FN à un PS en perte de vitesse… On dit que la présence du FN au second tour des présidentielles est la certitude de faire élire son adversaire. Il en va (un peu) de même aux départementales : un binôme PS ou UMP a plus de chances de se faire élire face au FN que face à son alter ego de droite ou de gauche.
Des raisons structurelles. D’un côté le FN, de l’autre le PS et l’UMP. Au-delà d’un clivage idéologique – les différences entre le PS et l’UMP sont devenues moindres au fur et à mesure des expériences du pouvoir –, il faut bien constater des géographies et des sociologies différentes. Pour simplifier les choses, le vote FN, c’est celui de la France des périphéries, du périurbain et du rural, des zones qui pâtissent de la mondialisation, des employés, des paysans et des petits fonctionnaires, comme pouvait l’expliquer le géographe Christophe Guilly, tandis que le vote UMP/PS serait celui des métropoles, des grandes agglomérations qui profitent de la mondialisation, de ces cadres bien lotis et de fonctionnaires relativement protégés… On ne s’étonnera pas du fait que les électorats sont hermétiques dans un cas (FN et PS/UMP), mais parfaitement poreux dans l’autre (PS et UMP) ; au fond, la vague bleue des municipales de 2014, c’est aussi le lâchage de François Hollande par cet électorat modéré, déçu par les différentes incartades de la majorité de gauche. Le phénomène a continué avec les départementales. On voit bien que les alliances entre l’UMP et le FN deviennent difficiles, ne serait-ce que parce que les électeurs sont différents. Inversement, le PS et l’UMP sont en compétition pour cet électorat modéré. La lutte est rude au premier tour, mais au second, elle permet de récupérer les voix de celui qui se sera retiré pour cause de « Front républicain ».
L’UMP et le PS ont-ils recréé les apparentements de la IVe République ? La particularité de ce contexte électoral est que des candidats minoritaires au premier tour, ou promis à une défaite certaine, se retrouvent « dopés » au second tour par la présence du FN. C’est ce qui explique le fait qu’une gauche fragilisée dans certains départements arrive à garder le Gard ou le Pas-de-Calais. On voit bien que l’arithmétique ne traduit aucune dynamique, ni même une quelconque adhésion, mais simplement le fait qu’une partie de l’électorat de droite se reporte sur le candidat de gauche. Inversement, lorsqu’on examine certains cantons de départements de droite (cas de la plupart des cantons de Reims, dans le département de la Marne), on remarque que le second tour devient exclusivement un duel qui oppose l’UMP (et/ou UDI) contre le FN. La certitude est celle de l’élection du candidat de droite, sauf lorsque le canton se situe dans une ville tenue par le FN (cas de Villers-Cotterêts avec Franck Briffaut). Mais en contrepartie, même battu, le FN s’inscrit dans le paysage. À terme, cela signifie que le FN deviendra l’opposant réel dans telle circonscription, dans tel canton, etc. Au fond, le FN éprouve ce que les formations « extrêmes » de la IVe République avaient subi : malgré leur division, les formations modérées regroupées a minima par le jeu des apparentements récupéraient tous les sièges de députés à pourvoir dans un département. 60 ans plus tard, le PS et l’UMP, en se retirant au profit de l’autre, permet au restant de garder ou d’acquérir les sièges en compétition. Certes, ce désistement au second tour est encore balbutiant, semble combattu, mais on peut difficilement expliquer l’échec du FN dans l’Aisne ou dans le Vaucluse sans prendre en compte les arrangements et les tractations entre « républicains » des deux bords. Les accords des notables ont eu raison d’une dynamique incontestable, preuve que le système, à défaut de bien gouverner, sait se maintenir…
Une situation inquiétante. L’UMP apparaît comme vainqueur, mais on peut se demander si ce n’est pas à la Pyrrhus, bénéficiant davantage du rejet du sortant que d’un véritable engouement (ans certains cas, les élections de candidats UMP ont surtout été dues au rejet du FN, comme dans l’Aisne). L’UMP tire les dividendes du fait d’être un parti d’opposition et d’apparaître encore (et surtout) comme une formation dotée de cadres et d’élus, réseaux dont le FN est encore dépourvu. Le PS a beau être rejeté, il se maintient notamment dans un nombre de départements, préservé, en partie, par un FN qui aura amorti sa chute. On peut se demander si le système n’a pas trouvé dans le FN un moyen inédit de se maintenir au pouvoir, tout simplement parce que le parti de Marine Le Pen apparaît comme trop fragile dans ses structures, ses moyens, ses hommes et son programme, donnant l’image d’une formation dont l’expérience serait incertaine. D’un côté, l’UMP et le PS auront la certitude de ne pas disparaître, tout en formant un agrégat innommé ; de l’autre, le FN s’ancre dans la durée, échappant à la disparition dont on le créditait il y a encore dix ans. Faut-il rappeler que le FN réalise un progrès exponentiel entre 2011 et 2015 ? Jamais, dans l’histoire de la Ve République, une formation n’a réussi à percer sur le plan local en si peu de temps, avec guère de moyens, sur fond de diabolisation.
Le FN aux portes du pouvoir ? Tout le problème c’est qu’il peut y rester et ne pas les franchir. Quand on est aux portes, c’est que l’on n’est pas encore dans la pièce principale, ou même dans l’antichambre. C’est tout le revers de l’expression… Une situation figée entre, d’un côté, une UMP et un PS résistant faute de mieux et, de l’autre, un FN condamné à rester à la marge : telle pourrait être la configuration des années à venir. Bref, la dialectique de la baleine, qui ne peut sortir de la mer, et de l’éléphant, qui ne peut quitter la terre.
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