par Philippe Simonnot [1]
On se souvient peut-être que Marcel Gauchet avait été accusé par deux jeunes « intellectuels de gauche », le philosophe Geoffroy de Lagasnerie et l’écrivain Edouard Louis, durant l’été 2014, de s’être rebellé « contre les grèves de 1995, contre les mouvements sociaux, contre le Pacs, contre le mariage pour tous, contre l’homoparenté, contre les mouvements féministes, contre Bourdieu, Foucault et la “pensée 68”, contre les revendications démocratiques». Cette dénonciation avait causé tout un drame dans une intelligentsia parisienne, horrifiée que l’on puisse s’attaquer d’une manière aussi brutale à l’une de ses Éminences. Après lecture du livre d’entretien qu’elle vient de publier [2], on a envie de dire : mais oui, mais c’est bien sûr, Gauchet est vraiment un « néo-réac ». Bienvenue au club ! Auquel il va sans dire que nous n’appartenons pas.
Certes, le livre d’entretien est en genre hasardeux auquel le grand philosophe français n’aurait pas dû se prêter. Les questions ou les remarques de ses deux interlocuteurs sont souvent oiseuses, voire naïves. Par exemple, qualifier de « très lucide » le rapport du « Club de Rome » sur les « limites de la croissance », publié en 1972, témoigne d’une complaisance certaine à la fausse science.
Approximations gauchistes
Gauchet lui-même tombe souvent dans des approximations gauchistes du genre : « C’est le contrecoup de la mondialisation : l’Occident s’en révèle le grand perdant alors qu’il l’a initiée”. Comme s’il était impossible, impensable que lorsque l’un gagne l’autre ne perde point. Ou encore :”L’économie est le règne des intérêts privés, dont le jeu pousse à l’inégalité », formule qui devrait valoir à Gauchet les faveurs du dernier quarteron des marxistes français. Ou bien: « La faillite de la banque américaine Lehman Brothers, en 2008, achève de montrer que les recettes de la finance néo-libérale supposées assurer la prospérité et la croissance ad vitam aeternam ne fonctionnent plus ». Le terme de « finance néo-libérale » est indigne d’un esprit aussi intelligent. Quant au diagnostic, il est faux et nous oblige à répéter encore une fois que la crise de 2008, à sa racine, est non pas une crise de l’économie de marché, mais une conséquence de l’interventionnisme étatique qui est à la source des fameuses, calamiteuses subprimes. Fatiguant !
La trame du livre est que la France est en décadence depuis …Louis le Quatorzième. Il y a eu des sursauts : la Révolution, Napoléon, la Troisième République, de Gaulle, mais la tendance baissière, comme on dirait à la Bourse, est la plus forte. Le malheur des Français est là, dans la conscience que leur pays a été grand, qu’il ne l’est plus et qu’il ne le sera plus jamais.
De Gaulle, un géant maurrassien ?
En ce qui concerne, en particulier, le fondateur de la Cinquième République, Gauchet pousse l’audace jusqu’à prétendre que de Gaulle aurait “clos le dilemme apparu en 1789, et qui oppose la souveraineté populaire et la nécessité d’un gouvernement stable et efficace”. Car “l’heure était venue d’en finir avec la guerre entre l’Ancien Régime et la Révolution qui divisait la France depuis 1789”. Ce qui revient à faire du General un géant maurrassien ! Mais si clôture il y a, elle est bien fragile puisque le régime qu’il avait fondé se délite sous nos yeux, comme notre auteur le reconnaît lui-même.
Dans cette reconstitution historique, Gauchet montre bien que la recette de Louis XIV – le colbertisme – condamnait bientôt la France à perdre la bataille séculaire qui l’opposait à l’Angleterre. Curieusement, il ne dit pas un seul mot de la puissance qui se lève à l’Est, à savoir la Prusse, promise à conduire un nouvel empire allemand. L’Allemagne n’apparaît dans ce décor en trompe-l’œil qu’après 1945 lorsqu’il s’agit de construire le marché commun. Le méli-mélo européen n’en devient que plus incompréhensible. Essayant de le démêler, Gauchet en embrouille encore plus les fils.
Le primat de l’individu dénoncé
Sur cette trame historique simple, pour ne pas dire simpliste, Gauchet accuse carrément ce qu’il appelle le néo-libéralisme de pratiquement tous les maux, et notamment du “primat de l’individu sur le collectif”. “Nous sommes passés, écrit Gauchet, dans une société où individualisme signifie qu’il est de la nature de chaque individu de poursuivre son intérêt personnel dans un cadre où l’intérêt général n’est que la somme des intérêts particuliers”. Soit dit en passant, pour un disciple de Hayek ou de Mises, cette addition des intérêts particuliers, qui est une caricature vulgaire de la dynamique de la “main invisible», n’a strictement aucun sens, notre philosophe devrait le savoir. On ne peut sommer ce qui est incommensurable.
“Ces individus, poursuit Gauchet dans la même veine, oublient qu’ils sont des citoyens et se conduisent en purs individus sans appartenance et sans obligation à l’égard de la collectivité”. Et d’insister, dans une formule digne de Heidegger : “les individus sont de là où ils ont envie d’être. La citoyenneté, qui était restée constitutive des droits de l’homme, s’est évaporée au profit d’une protection de la vie privée.”
Soit ! Mais on ne voit pas ce qui permet à Gauchet d’opposer un néolibéralisme qui serait hyper individualiste à un libéralisme de citoyens. “La nouveauté radicale, ose-t-il écrire encore, c’est la désubordination de l’économie, comme de la société en général, par rapport à l’autorité publique, et c’est de cela que le néolibéralisme, allant de pair avec la globalisation, est la théorie”.
Dès l’origine, faut-il le rappeler, l’économie de marché a été conçue comme la démonstration que la société pouvait se gouverner elle-même sans l’aide ni de l’Eglise ni de l’Etat. Au sortir des atroces Guerres de religion, c’était plutôt une bonne nouvelle. Les nations n’en étaient pas pour autant abolies. Le chef d’œuvre d’Adam Smith a pour titre, précisément, La Richesse des Nations. Et Ricardo a montré, à l’aide de sa théorie des avantages comparatifs, subtile il est vrai [3], que toute nation, même la plus dépourvue, pouvait participer avec profit au commerce inter-national. Depuis, les nations se sont multipliées et ont tiré avantage à commercer entre elles.
La perte du sentiment de citoyenneté chez les Français que déplore Gauchet, à juste titre, ne vient pas de la mondialisation néo-libérale, comme il le prétend, mais d’un traumatisme dont, précisément, la reconstitution historique, rappelée plus haut, ne permet peut-être pas de mesurer toute la violence. “Aux armes, citoyens” est un appel que les Français ont entendu par deux fois, en 1914 et en 1939, pour la plus immonde et la plus imbécile des boucheries collectives que l’Europe ait connue dans son histoire. Et il a fallu remettre le couvert pour l’Indochine, puis pour l’Algérie, avec, au bout de ces chemins de croix, de très honteux désastres…
L’« immigrationnisme », c’est la faute au néo-libéralisme !
Le pompon de ce procès que fait Gauchet à ce qu’il appelle le néolibéralisme, on le découvre en fin d’ouvrage, c’est l’encouragement qu’il donnerait à une immigration sauvage. Puisqu’il n’y a que des individus à la surface de la planète, ils doivent pouvoir s’installer où ils veulent en fonction de leurs intérêts. “Les immigrationnistes, écrit-il en inventant cet affreux néologisme, quand ils entendent le peuple parler d’invasion, ont beau jeu de crier au fantasme. Mais derrière ce fantasme il y a la logique d’une idée mise en pratique au nom de l’idéologie de la libre circulation des personnes et des marchandises.” Voilà un refrain malodorant !
Cher Marcel Gauchet, essayons de raisonner un peu, si vous voulez bien. Supposons un monde totalement privatisé, qui serait selon vous l’aboutissement de cet affreux néolibéralisme que vous fustigez. Dans ce monde, il n’y aurait plus aucune place pour des espaces publics, ni au sens propre (rues, ponts, jardins,squares, berges, promenades, dunes, plages, etc.), ni au sens figuré (écoles, hôpitaux, asiles). Dans ce monde-là, tout migrant devrait être l’hôte de quelqu’un disposé à l’accueillir pour une raison ou pour une autre (service, charité). Dans un tel monde, l’immigration serait librement consentie et acceptée. Autrement dit, elle ne poserait aucun problème. C’est donc l’existence même d’espaces publics, au propre comme au figuré, qui fait que l’immigration fait question, et les dérives de l’Etat-Providence la transforment en cruelle tragédie. Pour ne rien dire des Etats criminels et corrompus qui jettent leurs « citoyens » sur les routes de l’exil.
En un mot comme en cent, cher Marcel Gauchet, si vous teniez le bon bout de la raison et de la liberté, on ne croirait à vous lire retrouver du Florian Philippot !
Notes :
[1] Auteur de 39 leçons d’économie contemporaine, Folio, Gallimard.
[2] Gauchet Marcel, Comprendre le malheur français, avec Eric Conan et François Azouvi, Stock
[3] A distinguer de la théorie des avantages absolus qui, elle, est discriminatoire.
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