La récente quatrième victoire de la chancelière Merkel s’est – bizarrement ? – accompagnée d’une nouvelle floraison médiatique de petits articles plus ou moins acrimonieux sur le thème usé de la pauvreté en Allemagne. Tout ceci est-il bien sérieux ?
L’idée générale, qui transpire grassement de ces articles régulièrement orientés, est de faire comprendre que, oui, certes, Merkel est réélue et dispose d’une belle longévité, au contraire flagrant des très amovibles nullards qui se succèdent à la direction de la France, mais son peuple prend cher à cause de ses mesures drastiques et tralali-libéralisme et tralala-austérité terrible avec des pauvres qui se multiplient partout.
Je n’exagère pas : taper « Allemagne » et « pauvreté » dans Google News ramène une moisson instantanée de douzaines d’articles qui se bousculent pour expliquer que les retraités sont de plus en plus pauvres, que lorsqu’ils ne sont pas retraités, ce sont les travailleurs qui sont pauvres, que les bons résultats allemands cachent une réalité sombre voire carrément brutale (i.e. pleine de pauvres). Bref, on trouve décidement plein de pauvres dans ce pays riche, c’est lamentable.
Depuis le nombre d’heures moyen effectué par semaine (plus grand là-bas qu’ici), le salaire médian, les fameux emplois précaires et d’autres indicateurs indiscutables, tout semble concourir pour notre belle presse française sur-subventionnée à prouver un fait indéniable : le miracle économique allemand, qui se traduit par des surplus budgétaires, un taux de chômage bas et l’élection, quatre fois de suite, de la même chancelière, ne tient qu’à un mirage où seules les vapeurs de schnaps expliquent que l’Allemand puisse encore se croire heureux. Le Français, toujours sobre, sait bien qu’on ne la lui fait pas, à lui, taratata.
Et dans ce flot d’indicateurs, notons tout particulièrement celui du taux de pauvreté. Ici, je vais faire référence à l’intéressante série de tweets de Guillaume Nicoulaud qui revient sur l’énorme carabistouille que perpétuent allègrement nos médias français d’articles approximatifs en notules lacunaires.
Présenté de façon brute, et si on en croit les données d’Eurostat pour 2015, 16.7% des Allemands vivent sous le seuil de pauvreté, alors qu’en France, ce sont « seulement » 13.6% des Français qui sont en dessous. La conclusion, immédiatement tirée par nos fins journalistes, est aussi évidente que fausse : il y a plus de pauvres en Allemagne qu’en France ; le miracle économique n’existe pas ; ♫ Merkel étrille son peuple ; ♬ halte à l’austérité ; ♩ l’ultralibéralisme ne passera pas en France ; ♩ ♪ no pasaran ! et soyons zinsoumis.
Malheureusement, la réalité est complexe, et rentre mal dans les canons journalistiques, surtout français.
En pratique, il faut bien comprendre qu’un seuil de pauvreté est une mesure relative à la population qu’on considère. En général, on estime qu’une personne est pauvre si elle dispose d’un revenu inférieur à 60% du revenu médian de son pays. Pour rappel, le revenu médian est celui qui coupe la population en deux : la moitié de la population gagne plus, et l’autre moins (et ce n’est pas la moyenne).
Par voie de conséquence, le nombre de personnes qui vivent sous le seuil de pauvreté d’un pays donné dépend évidemment du niveau dudit seuil (et de ce salaire médian). Autrement dit, si le salaire médian du pays A est plus élevé que le salaire médian du pays B, on peut trouver des individus qui sont en dessous de 60% du salaire médian dans le pays A (donc « pauvres » dans ce pays) et au-dessus de 60% du salaire médian du pays B (donc « pas pauvres » dans ce pays).
Plus concrètement, pour revenir au cas de l’Allemagne et de la France et en conservant à l’esprit que les données suivantes sont toutes normalisées en Standard de Pouvoir d’Achat pour tenir compte des écarts de prix d’un pays à l’autre, voici les seuils de pauvreté utilisés par Eurostat en 2015 (pour une personne seule) : en France, il s’établit à 11 931€ et à 12 219€ en Allemagne. Autrement dit, un célibataire qui disposerait d’un revenu annuel de 12.000€ (en tenant compte du pouvoir d’achat, toujours) est pauvre en Allemagne… mais pas en France.
Dès lors, une comparaison réellement pertinente consisterait plutôt à savoir combien d’Allemands vivent sous le seuil de pauvreté français. Le calcul ne serait pas simple mais l’écart constaté (13.6% vs. 16.7%) serait probablement nettement moindre, ce qui entamerait nettement la superbe des sempiternels arguments de notre presse : l’Allemagne n’aurait plus autant de pauvres en comparaison de la France, et les résultats plus que médiocres de notre pays n’en seraient que plus cuisants.
Un autre aspect intéressant qui ressort de ces seuils et de ces calculs est la différence de dynamique assez flagrante entre ces deux pays.
Ainsi, de 2014 à 2015, le seuil de pauvreté français a augmenté de 3% (ce qui, vous allez le voir, est en réalité une bonne nouvelle) mais en Allemagne, il a augmenté de 6%. Si on comprend bien ce que veut dire ce seuil et comment il est calculé, cette augmentation signifie que le revenu médian augmente, et non que le nombre absolu de pauvres augmente, comme on pourrait le croire naïvement. Conséquemment, cela veut dire que le revenu médian des Allemands a augmenté deux fois plus vite que celui des Français.
Parallèlement, comme le taux de pauvreté allemand est resté stable à 16.7%, on peut en déduire assez logiquement que cette augmentation du revenu médian a profité au plus grand nombre. Dans une Allemagne qui, dans le même temps, absorbe une immigration pauvre massive qui plombe ses statistiques – à Francfort, par exemple, 49% des non-Allemands vivent sous ce seuil de pauvreté – cela rend la dynamique observée encore plus intéressante, et ce d’autant plus qu’en France, non seulement le seuil a progressé moins vite mais le taux de pauvreté a, lui, augmenté, passant de 13.3% en 2014 à 13.6% en 2015.
Bref, avec un peu de malhonnêteté, on peut faire dire ce qu’on veut à une statistique, et c’est ce qu’on observe avec une belle unanimité dans les médias français. Avec le même genre de raisonnements, on pourrait même conclure qu’il y a plus de pauvres au Luxembourg (15.3%) qu’en République Tchèque (9.7%).
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