« Ils ont oublié que l’histoire est tragique ». Cette phrase de Raymond Aron éclaire l’actualité au lendemain de l’attentat de Manchester. Dans le prologue de son « Antigone », Jean Anouilh résumait ce qu’est une tragédie. C’est d’abord l’accomplissement d’un destin : les acteurs vont accomplir celui de leur rôle. Arrachés à la quiétude de leur bonheur personnel, ils vont être confrontés à une situation qui les dépasse, où le choc des passions contradictoires va les conduire vers une mort inéluctable. Notre société, notre civilisation actuelles fuient le tragique. D’abord, elles éloignent la mort. Celle-ci, envahissante lorsqu’on mourait souvent beaucoup plus jeune, est repoussée, hors de la vue. Son décorum a disparu jusqu’à se réduire à une petite assemblée de la famille et des proches autour d’un lieu de crémation. En parler le moins possible, la rendre la plus douce et la plus rapide afin d’en atténuer les souffrances, la banaliser au contraire jusqu’à la rendre irréelle dans les films ou les jeux-vidéo, participent d’une même logique. C’est le bonheur individuel qui doit être à l’ordre du jour. Comme celui-ci est toujours en grande partie une illusion, il faut entretenir cette dernière par le spectacle. C’est donc la comédie qui l’emporte. On peut vivre de la vie des autres, ceux qui ont l’air d’être si heureux ou dont les malheurs eux-mêmes sont des objets de divertissements dans les revues « people ». Les mondes de la politique, de l’information et du « show-bizz » désormais se côtoient et parfois se confondent. Lorsqu’on appelle les citoyens à voter, s’ils ont le choix entre celui qui promet « du sang, de la sueur et des larmes » et celui qui leur annonce l’embarquement pour Cythère, ils vont évidemment opter pour le second. Echapper à la crise sans effort, c’est comme échapper à la douleur avant de mourir.
C’est pourquoi un attentat qui frappe cruellement une salle de spectacle, hier à Manchester ou auparavant le Bataclan, recèle une force symbolique considérable. « Ils s’en sont pris à notre mode de vie » est un commentaire révélateur. Dans une civilisation où le sens s’étiole, le divertissement est roi. Lorsque la mort frappe brutalement des spectateurs, c’est pour reprendre les mots de notre récent président, si représentatif du refus de la tragédie, « l’effroi », « la consternation ». C’est un événement qui surprend, auquel on n’était pas préparé, qui est incompréhensible. Comment un homme peut-il chercher la mort et non la fuir, et la provoquer de manière aussi cruelle pour lui-même et ceux qu’il entraîne avec lui ? Macron n’est pas à l’aise avec le terrorisme. Il l’avait déjà montré lors de l’attentat des Champs-Elysées en lâchant qu’il n’avait pas l’intention de bâtir un programme de lutte contre le terrorisme en une nuit. Alors devant cette question déplaisante qui vient jeter une ombre sur ses projets de réformes économiques au bout desquelles tout devrait aller beaucoup mieux, il tourne autour du pot. En Afrique, c’est la misère, la cause, qu’il faut traiter. En Europe, c’est la coopération qu’il faut organiser. En attendant, il faut s’habituer et passer par la phase des condoléances en soignant les messages compassionnels, non sans oublier d’y glisser des touches politiques. C’est le monde libre, c’est la jeunesse qui ont été visés. Comme si d’autres attentats n’avaient pas touché les religions chrétienne ou juive, la nation française et son 14 Juillet, ou les forces de l’ordre ! Comme si le terrorisme islamique n’était pas, à chaque fois, l’auteur des tueries ! Ce qu’un tel discours veut gommer, c’est le choc des civilisations, la rencontre inévitable, et tragique, entre un monde où la mort est très présente, où des hommes acceptent encore de mourir autant qu’ils désirent propager la vie en ayant de nombreux enfants, et le nôtre qui tourne le dos à tout cela. Le président de l’ère du vide ne peut pas percevoir et accepter cette réalité-là. Son élection, à ce moment de l’histoire particulièrement, est un contre-sens par rapport aux menaces et en même temps, selon l’expression qu’il affectionne, c’est dans la logique d’un pays qui s’enfonce dans le déni du réel.
Dans les civilisations indo-européennes, trois castes stratifient la hiérarchie sociale. La première était vouée à la spiritualité et au commandement suivant la sagesse souvent liée à l’âge. La seconde avait pour finalité la défense de la cité. La troisième s’occupait de la production et des échanges. Notre organisation sociale a tout ramené à cette dernière en privilégiant l’économie jusqu’à l’aveuglement sur les autres dimensions de la vie. Les dirigeants n’en sont pas indépendants comme en témoignent les allées et venues entre l’ENA et les grandes entreprises. La pensée se diffuse aujourd’hui davantage par le biais des communicants que des prêtres ou des professeurs, et la communication, comme on l’a vu dans la campagne présidentielle, est dominée par de grands groupes économiques et par leurs intérêts. Il reste le soldat, celui qui dans les Armées, la gendarmerie, la police, risque sa vie au service des autres. Ce dernier îlot de résistance du tragique risque de devenir de plus en plus miraculeux. Mais les 22 morts de Manchester qui seront rapidement oubliés nous rappellent que nous avons un besoin vital de ce miracle.