On ne dira jamais assez que le grand siècle français fut le XVIIe. L’une des preuves en est la profondeur des penseurs dont les idées inaugurent le monde « moderne », cette comète dans la queue de laquelle nous vivons. Ainsi, face à la pandémie que nous subissons, et au visage étrange qu’ont pris la société et la vie, on retrouve l’opposition entre les deux visions de la condition humaine qu’ont exprimées Descartes et Pascal. Le premier écrivait que la science devait « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », et il insistait sur un premier objectif, « la conservation de sa santé » et sur un premier domaine, la médecine. Descartes mourut à 54 ans. Pascal ne vécut que 39 ans à une époque où l’on n’atteignait que rarement la vieillesse. Sa vision est plus tragique : « des hommes dans les chaînes, et tous condamnés à mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres… c’est l’image de la condition des hommes ». Certes, la médecine a donné raison à Descartes en faisant croître l’espérance de vie, mais la situation actuelle avec chaque soir le bilan des morts du Covid-19 donne une singulière actualité à la pensée de Pascal. Le délire transhumaniste de l’homme immortel, augmenté, prolongé, remplacé pièce par pièce, se fait plus discret face au retour de la mort dans une société qui s’évertuait à l’oublier. La mort arrive en moyenne plus tard, la médecine peut en reculer la date, mais elle demeure tellement inéluctable qu’on permet même au médecin d’en adoucir la venue, sinon de la précipiter. Le lien statistique évident entre l’âge des malades et le risque mortel introduit une inégalité naturelle qu’on avait tendance à oublier dans les idéologies obsédées par la non-discrimination. Cette discrimination naturelle est d’ailleurs reprise par la société amenée à être moins égalitaire qu’elle le prétend, lorsque la rareté des moyens, des lits ou des respirateurs par exemple, amène à faire un « tri » entre les malades que l’on va soigner et ceux pour lesquels on choisit d’arrêter les thérapeutiques actives. Cette inégalité n’est d’ailleurs pas la seule qui apparaît crûment dans la parenthèse désenchantée que nous vivons. Le choix du médecin, de l’hôpital, du traitement, le lieu où l’on est confiné, les obligations professionnelles ou encore les conséquences sociales de la cessation d’une activité, créent de nombreuses variations sur le thème du confinement égal pour tous. Faut-il ajouter que l’Etat n’est manifestement pas capable de le faire appliquer à tous et partout !
Oubli de la mort ? Oubli de l’inégalité ? Ces illusions étaient concurrentes, car personne n’a jamais songé que le « grand secret » de l’immortalité, imaginé dans un roman par Barjavel, puisse être partagé par tout le monde… Elles sont aujourd’hui l’une et l’autre effacées. Mais il y en a une troisième qui est également en train de se dissiper, c’est la liberté, avec sa soeur, la démocratie libérale. L’autonomie des individus a été brutalement remise en cause au nom de la protection de tous. La liberté d’aller et de venir est l’expression physique la plus claire de notre autonomie. Et la fin de celle-ci, déjà limitée ces temps derniers par l’encadrement et l’interdiction des manifestations, a été globalement interdite, et exceptionnellement limitée à quelques cas précis, attestés sur l’honneur par la personne y répondant. Cette atteinte à un droit fondamental a été mise en oeuvre par de simples décrets, une norme administrative assortie d’une sanction. Même momentanée, même urgente, cette décision aurait du passer par la solennité du Parlement. On a organisé des municipales boiteuses, bloquées entre les deux tours et avec une abstention record, mais on n’a pas réuni le congrès pour montrer la signification exceptionnelle des mesures à prendre. Le Président se serait exprimé devant tous les parlementaires et à tous les Français « en même temps ».
En revanche, le Parlement, clairsemé, pourra débattre du « traçage » des personnes atteintes par le virus, mais il ne votera pas, contrairement à ce qu’avait semblé accepter le premier ministre… Un dispositif de ce type a été lancé en Autriche et confié à la Croix-Rouge. Il est fondé sur l’anonymat et le volontariat, ce qui en limite les risques, mais il exige néanmoins que 60% des gens l’adoptent pour être efficace…. Au-delà de l’urgence actuelle imposée par le déconfinement, la multiplication des applications sur les portables devient de manière ambivalente une augmentation des informations et des capacités d’un individu, d’une part, mais aussi, d’autre part, la possibilité de tout savoir sur lui, de le suivre à la trace, de l’influencer et finalement de ne lui laisser aucun jardin secret, aucun espace privatif. On mesure une fois encore l’incompatibilité entre cette mainmise sur « la vie des autres » et ce qui constitue le fondement d’une démocratie libérale. C’est la un débat profond qui demande du temps, et qui exige que l’ensemble des citoyens en décide.
La dernière menace qui pèse sur les illusions du monde d’avant est représentée par l’idée absurde d’union nationale. L’urgence sanitaire n’est pas la guerre. Elle ne doit en rien limiter les débats démocratiques, ni faire taire les critiques sur un pouvoir dont la gestion de la crise est pour le moins chaotique. Ce serait une grande manipulation que de sauver un exécutif qui a montré ses insuffisances en le faisant bénéficier de la situation dont il est, par comparaison avec d’autres pays, en partie responsable. Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude.