Le vêtement, comme la cuisine, et plus encore comme le langage figurent parmi les éléments significatifs d’une identité culturelle : ils constituent à la fois des codes propres à un groupe humain, à une nation particulièrement, et indiquent souvent le statut et le rôle qu’une personne possède au sein de l’ensemble. L’évolution des comportements dans ces domaines est donc pleine de sens, elle aussi.
Ainsi, la raréfaction de l’uniforme, la simplification des codes vestimentaires, la banalisation des tenues excentriques ou exotiques, ont accompagné la marche apparente des droits de l’homme, de l’égalité, de la liberté. Pas de fonction en dehors du service, moins de distance sociale au sein de l’entreprise ; là où le dimanche exigeait son habit, le vendredi cette fois gomme les hiérarchies et annonce la liberté totale du week-end lorsque dans l’intimité personnelle, chacun redevient lui-même, c’est-à-dire quelqu’un comme tout le monde avec ses jardins secrets qu’apparemment la société ne contrôle pas. L’effacement de la différenciation sexuelle, largement avancé au quotidien, plus difficile dans les défilés de modes où on tente de déviriliser des hommes, marque le progrès de l’égalité et de la liberté des « genres ». Quant à l’importation de tenues propres à d’autres cultures, même lorsqu’elles renforcent l’identité et l’inégalité des sexes, n’est-elle pas la preuve salutaire de notre tolérance, de notre multiculturalisme, de notre respect de l’Autre, bref le témoignage évident du progrès « intersectionnel » ? Le mal à abattre pour se libérer étant l’identité suprême du mâle blanc, allant à la messe le dimanche, en costume-cravate, tout ce qui le contredit va dans le bon sens.
Cette vision idyllique du progressiste béat confine à la cécité idéologique. L’explosion des codes culturels retentit en de multiples contradictions au terme desquelles, c’est bien l’identité de notre culture, et donc la nôtre en tant que personnes, qui est menacée, de disparaître, et d’être remplacée. L’irruption des tenues islamiques a provoqué dans notre pays une réaction inconnue dans les sociétés libérales et communautaires anglo-saxonnes. Il était évident, qu’en France ces vêtements affichaient l’inégalité des sexes, l’obligation d’obéir à une règle, et donc une rigueur, réactionnaire sur le plan moral, et provocatrice sur le plan social. Notre société était écartelée entre le droit à la différence, comme expression de la liberté, et la contrainte d’être libre comme tous les autres de n’affirmer ni religion, ni communauté ethnique particulière dans notre grande république laïque. Cette confrontation produit aujourd’hui deux situations absurdes : d’abord, le ministre de l’éducation nationale demande aux élèves de porter une « tenue républicaine ». L’adjectif est surprenant : il vise bien sûr à maintenir l’interdiction du signe religieux ostentatoire, mais aussi à limiter l’anarchie vestimentaire lorsqu’elle se heurte à la décence qui doit distinguer l’école du lupanar. La seule solution consisterait à généraliser l’usage de l’uniforme scolaire qui établirait à coup sûr la rigueur, l’égalité « républicaine », respectant toutefois logiquement la différence des sexes. Ce serait un retour à l’identité du statut, l’élève, du groupe, l’école, et sans doute du pays avec, dans le choix des couleurs, une dominante bleue ou blanche… Impossible pour nos progressistes, et moins encore pour nos politiciens qui ne se voient pas demander cette dépense supplémentaire à des parents qui ont pris pour beaucoup l’habitude de l’école gratuite.
Ensuite, le port obligatoire du masque nous fait penser à cette pièce de Ionesco où tous les personnages, à l’exception d’un seul, deviennent rhinocéros, porteurs d’une idée fixe et de plus en plus intolérants à l’encontre de ceux qui résistent. Afin de ne pas paraître stigmatiser, en dépit de la constitution, une liberté religieuse, on avait logiquement interdit de dissimuler son visage sur la voie publique pour des raisons de sécurité. La loi avait été appliquée avec laxisme et sans provocation périlleuse. Et voilà qu’au nom de la sécurité, sanitaire cette fois, il devient impératif de se masquer et donc de cacher son identité. Cette fois, les forces de l’ordre sont vigilantes et verbalisent sans risque d’explosion. La cible est le Français moyen en centre-ville. Comme pour le vêtement scolaire, il s’agit d’un retour à la discipline. Cela satisfait les adversaires du désordre gaulois et désole ceux qui, comme Elisabeth Lévy, voient dans ce dernier le signe de notre amour de la liberté. Elle souligne d’ailleurs à juste titre le climat de délation et de pression sociale qui entoure ce que certains appellent la dictature sanitaire, d’autant plus assimilable à une « servitude volontaire » qu’elle fait appel au vouloir-vivre égoïste de chacun.
Plus profondément, au-delà des contradictions entre les libertés et les contraintes vestimentaires, la victime des unes et des autres est notre identité, personnelle et collective. Le vêtement les exprimait. Le masque achève de les gommer. Il constitue un uniforme qui égalise au lieu de différencier, une pratique qui va à l’encontre de toutes nos traditions de Francs à visage découvert, qui légitime les faces masquées pour d’autres raisons. Si son usage est nécessaire sur le plan sanitaire, il doit être limité aux lieux clos et aux espaces où la foule est dense. Le bal masqué était l’occasion de changer de personnalité selon la tradition romaine des Saturnales, pour un temps, et dans un lieu. Le masque d’aujourd’hui est celui de la foule solitaire que devient notre société.