La France a un incroyable talent. Ou disons qu’elle en a certainement plusieurs et dans sa liste bien fournie, on trouve celui de faire des choses insensées pour un pognon de dingue, comme si elle en avait réellement les moyens, avec une décontraction assez consternante.
Or, à bien y réfléchir, il faut un certain talent pour arriver à se détacher ainsi des contingences du réel et cramer des sommes de plus en plus folles pour des projets de plus en plus ridicules, ou pour lesquels le parfum d’échec est si fort dès leur conception qu’on ne peut comprendre l’acharnement des uns et des autres à poursuivre, malgré tout, vers un fiasco garanti qu’en se rappelant qu’à chaque fois, une quantité astronomique de piscines olympiques remplies d’argent public y est consacré.
Et s’il est un domaine où les autorités publiques ont un tel talent, c’est bien celui des technologies de l’information. Pour illustrer mon propos, je pourrais revenir sur les nombreuses tentatives, certaines frôlant la bonne idée, d’autres carrément loufoques qui ont émaillé la vie de la Cinquième République, mais je me contenterai de rappeler les deux dernières pirouettes avant d’introduire la toute nouvelle dont le potentiel de rigolade est déjà fort élevé.
L’actualité récente me permet de revenir sur la première de ces deux pirouettes qui aboutit, une fois de plus, à des dépenses somptueuses de la part du contribuable pour un résultat inexistant, exactement comme prévu : il s’agit de la tentative de mettre en place un « cloud souverain » en France.
Initiative décidée par le pouvoir en place en 2012, l’idée de base consistait à fournir aux administrations et entreprises françaises sensibles une solution d’hébergement de données informatiques alternative aux solutions existantes, toutes américaines (Microsoft, Amazon, IBM) dont on se doute qu’elles permettent à la NSA d’en éplucher le contenu avec gourmandise. Or, s’il n’est pas idiot de vouloir protéger ses administrations et ses entreprises sensibles des espions internationaux, la façon dont s’y est prise l’État français (ainsi que son historique lourdement chargé en catastrophes informatiques diverses) laissait envisager le pire dès le début : comme je l’expliquais dans un billet de l’époque, tout indiquait dès le départ que la solution proposée allait tourner rapidement au vinaigre.
En 2015, j’en profitais pour dresser un bilan d’étape qui ne manqua pas d’être aussi lamentable que prévu : non seulement l’initiative s’était traduite non pas par un Cloud souverain, mais deux, en concurrence l’un avec l’autre sur l’étroit territoire national, mais en plus, les questions fondamentales (à savoir : doit-on vraiment mettre dans un cloud, qu’il soit souverain ou non, des données très sensibles ? Le risque en vaut-il vraiment la chandelle ? Les entités concernées ont-elles la capacité de ce genre de changement ?) n’avaient toujours pas reçu de réponse. Bilan, trois ans après le lancement, cela sentait déjà l’échec cuisant.
Et comme prévu, août 2019 verra donc la fin officielle du « cloud souverain à la française » : chiffres d’affaires microscopiques (quelques millions d’euros par an de rentrées alors que les investissements se comptaient en dizaines de millions), incapables d’attirer des clients et de toute façon complètement hors de tout marché potentiel dans une illustration périplaquiste de marketing sur-réaliste en quatre dimensions dont aucune n’intersecte avec le monde réel, les deux clouds français, Numergy et Cloudwatt sont officiellement morts. Compte tenu de la facture finale (au moins 100 millions d’euros), l’enterrement se fera dans la discrétion, sans fleurs ni couronnes, merci.
C’est aussi quelques articles récents qui me donnent l’occasion de revenir sur la seconde pirouette informatique dans laquelle le contribuable français (à hauteur de 15 millions d’euros) et européen (à hauteur de 25 millions d’euros) est encore une fois mouillé : Qwant, le moteur de recherche internet français, lancé en 2013 sur le principe d’une neutralité complète vis-à-vis des données de l’utilisateur que le moteur ne stocke pas.
Depuis 2013 cependant, outre des questions sur l’impact d’un tel moteur (dont les résultats ne sont pas toujours pertinents), d’autres se font jour sur la qualité des données renvoyées et leur étrange similarité avec celles de Bing (de Microsoft). D’autre part, et alors que les serveurs de Cloudwatt et de Numergy sont très désœuvrés tant les clients manquent, il semblerait que Qwant ait préféré ceux de Huawey (en Chine donc).
Récemment, on apprenait les efforts plus ou moins judicieux du gouvernement français derrière Emmanuel Macron afin de pousser le moteur de recherche alternatif dans les administrations françaises. Si vous trouvez que le discours ressemble furieusement à celui qui fut prononcé jadis par Sarkozy pour pousser un Cloud souverain, c’est normal : ce sont les mêmes ficelles, ce sont les mêmes idées générales et ce sont pour partie les mêmes bailleurs de fonds, les contribuables.
Depuis, une enquête détaillée et lisible sur NextInpact (ici et là) donne un petit aperçu du problème : manifestement, le moteur de recherche français n’est pas aussi révolutionnaire ni aussi bon que ce qu’on pouvait croire. Apparemment, investir quelques dizaines de millions d’euros 20 ans après Google (qui, pendant cette période, a investit par dizaines de milliards de dollars à l’année) ne permet pas de révolutionner le domaine (ou en tout cas, pas comme ça).
Au contraire de Numergy et Cloudwatt dont on se doute que la période des réjouissances financées par le contribuable touche maintenant à sa fin, on ne sait pas encore combien de temps la CDC et la BEI resteront dans cet investissement dont l’aspect lucratif échappe un peu à l’analyse pour le moment…
Heureusement, rassurez-vous : comme je le disais en introduction, la France a au moins cet incroyable talent de toujours savoir à quoi dépenser l’argent qu’elle emprunte goulûment sur les marchés pour endetter sa population et tabasser ses contribuables de taxes et d’impôts tous les jours plus créatifs.
Pendant que les robinets se ferment pour le Cloud Souverain, que le doute s’installe quant à la pose de sprinklers à pognon public pour Qwant, les robinets s’ouvrent en fanfare pour Salto.
Salto, ce n’est pas le mouvement gymnastique que le contribuable devra effectuer pour récupérer son argent (s’il se risque à ça, il lui sera vite rappelé par le fisc que salto rime avec lumbago), c’est le nom de cette nouvelle aventure télévisuelle croustillante que viennent de lancer les télévisions privées du capitalisme de connivence, TF1 et M6, avec les télévisions publiques de la dépense idéologique décontractée, FranceTélévisions.
Apparemment, les trois groupes veulent répondre de façon « ambitieuse » – eh oui, rien de moins – « aux nouvelles attentes du public » qui, apparemment, semblait extatique à l’idée d’enfin pouvoir regarder Joséphine Ange Gardien ou Louis La Brocante en streaming sur leur smartphone dans les transports en commun ou en soirée Chill et Plus Belle La Vie en binge watching. Car, vous l’avez compris, il s’agit cette fois, après la concurrence frontale avec Microsoft, Google, Amazon ou IBM, de rentrer dans le lard de Netflix.
Et donc encore une fois, une quantité assez rondelette d’argent public (au travers ici de FranceTélévisions) sera investie dans un projet qui vise essentiellement à fournir quelque chose qui existe déjà, en concurrence avec plusieurs plateformes déjà massivement implantées, développées directement par des sociétés qui existent depuis plus de 20 ans dans le domaine (1997 pour Netflix, 1994 pour Amazon) et qui ont acquis un savoir-faire redoutable.
Faire la même chose que d’autres, pas mieux voire moins bien, de la même façon ? Cela sent déjà la réussite cuisante et un départ sur des bases extrêmement solides.
Rassurez-vous : un échec dans de telles conditions initiales ne serait que probable. Grâce à la culture franco-française de l’administratosclérose, l’échec peut vaillament devenir certain puisqu’en épluchant les inévitables conditions règlementaires, légales et égalitaristes qui ont accompagné la création de ce Salto, on découvre que l’Autorité de la concurrence a consciencieusement cadenassé toute possibilité de rendre la nouvelle plateforme compétitive ou même vaguement intéressante pour le public français.
On goûtera notamment au fait que les chaînes ne pourront pas favoriser Salto avec des exclusivités de leur cru (parce que c’est comme ça et puis c’est tout), que la publicité pour Salto sur les trois groupes télévisuels sera fermement encadrée (ou sinon, la plateforme risque de se faire connaître), le contenu proposé ne pourra pas provenir à plus de 40% des chaînes actionnaires, le tout dans un budget annuel rikiki qui correspond probablement à ce que Netflix ou Amazon Prime brûlent en 1 semaine. Pour ce dernier point, on pourra s’en réjouir compte tenu qu’il sera vraisemblablement dépensé en pure perte et qu’il sera composé pour une bonne partie d’argent public : autant qu’il soit aussi petit que possible…
Après le « cloud à la française », le « moteur de recherche à la française », on a maintenant le « streaming à la française ». Dans les trois cas, de l’argent public a été investi. Dans les trois cas, on a choisi la concurrence frontale avec des boîtes multi-milliardaires solidement implantées et très largement leader de leur marché.
Forcément, ça va bien se terminer.
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