S’il y avait un championnat du monde de la duplicité entre les dirigeants politiques de la planète, le Président turc Recep Tayyip Erdogan aurait de sérieuses chances d’emporter le trophée. Les mauvaises langues diront que subsiste chez lui une propension à la Taqiya, la dissimulation pour protéger sa foi, bien normale chez qui a reçu une formation d’imam. Bien malin serait, en effet, celui qui, à coup sûr, pourrait affirmer que la politique suivie par le Chef d’Etat turc correspond à l’une de ses déclarations plutôt qu’à une autre. Pour faire accéder son pays à l’Union Européenne, il avait pris soin de comparer l’islamisme « démocrate » de son parti, l’AKP à la démocratie chrétienne. Mais il avait été condamné en 1999 pour incitation à la haine parce qu’il avait cité la célèbre phrase de Ziya Gökalp : « les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles, nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants, nos soldats » qui en dit long sur l’imaginaire religieux de certains Musulmans. De même, il avait, dans un discours prononcé en pays kurde, à Diyarbakir, déclaré fortement : « Nier les erreurs du passé ne sied pas un grand Etat ». Cette formule accompagnée d’ouvertures en direction de la culture et de la langue kurdes avait soulevé de l’espoir. Là encore les mauvais esprits auraient pu indiquer aux Kurdes que la phrase s’appliquait à la lettre au génocide arménien qu’Erdogan refuse bien sûr de reconnaître. Mais la Turquie démocratique ne craint ni les mauvais esprits ni les mauvaises langues. En 2012, il y avait entre 72 et 97 journalistes en prison…
Depuis le déclenchement de la terrible guerre civile en Syrie, la Turquie a adopté une neutralité engagée ou une passivité active, comme on voudra. Elle fait partie théoriquement des 63 pays qui combattent virtuellement l’Etat islamique, mais jusqu’à ces derniers jours, elle n’avait pas entamé la moindre offensive contre les djihadistes, le long de sa frontière, à portée d’une armée qui ne ferait qu’une bouchée des salafistes, si elle en recevait l’ordre. Le comble de l’hypocrisie avait été atteint lorsque les bandes de l’Etat islamique avaient tenté de prendre Kobané, la ville kurde syrienne. Sous la pression internationale, les Turcs avaient fini par laisser passer les renforts kurdes venus d’Irak, mais l’armée turque n’avait pas bougé, les djihadistes d’Europe et d’ailleurs avaient également, sans encombres, et comme d’habitude, pu rejoindre le « califat », par le territoire turc, les blessés du djihad étaient soignés en Turquie tandis qu’un vaste réseau de contrebande permettait des échanges entre le pétrole, l’argent et les armes des deux côtés de la frontière. Les intérêts objectifs de la Turquie d’Erdogan étaient de faire tomber Bachar El Assad en Syrie, l’allié des Russes et des Iraniens, et d’affaiblir les Kurdes syriens dont l’exemple d’autonomie risque d’être contagieux dans le sud-est de l’Anatolie. La création d’un Etat kurde, envisagé au lendemain de la Première Guerre Mondiale, est pour les Turcs un cauchemar absolu dont la réalité se profile en Irak et en Syrie. Le Turc sunnite, et toujours animé par la volonté de faire renaître une grande politique ottomane, penchait donc, en dépit de ses bonnes paroles, du côté de l’Etat islamique. Ceci nous éclaire sur la sagacité des dirigeants européens qui voulaient, avec l’appui d’Obama, comme toujours, intégrer ce pays à l’Europe. On remarquera en passant que les voix qui condamnent la réunion de la Crimée à la Russie n’évoquent plus guère l’occupation illégale d’un tiers de Chypre par les Turcs !
Le 20 Juillet, les islamistes ont commis un sanglant attentat contre les Kurdes de Turquie à Siruç. Dans cette ville des sympathisants du PKK turc organisaient une collecte en faveur de la reconstruction de Kobané, la ville kurde syrienne que leurs cousins du PYD avaient réussi à défendre : 32 morts, une centaine de blessés… en Turquie ! Erdogan a l’orgueil national chatouilleux dans un pays ou le nationalisme est une seconde nature. Il a donc réagi en faisant bombarder des positions de l’Etat islamique, et surtout autorisé les alliés, les avions américains, en particulier, à utiliser l’aérodrome d’Incirlik, beaucoup plus proche des cibles de la coalition. Mais derrière cette attitude de façade, une autre opération a été menée. Après l’attentat djihadiste, les Kurdes du PKK ont tué des policiers turcs suspectés d’aider les terroristes. Erdogan en a immédiatement profité pour se retourner contre sa vraie cible. Non seulement les arrestations opérées par la police turque ont visé autant les Kurdes que les filières djihadistes, mais l’aviation turque a pilonné sept sites kurdes en Irak, près d’Erbil, au coeur du Kurdistan qui est, à l’heure actuelle, le meilleur bastion de résistance aux islamistes, le meilleur allié des Occidentaux. Certains avancent même que les interventions turques en Syrie devraient être compensées par une zone d’exclusion aérienne afin de mettre l’aviation de Damas hors-jeu et de favoriser la progression des islamistes « modérés », les alliés officiels d’Erdogan.
Depuis quatre ans le Proche Orient est en proie à des conflits dont souffrent atrocement les populations, notamment les Chrétiens qui ont pratiquement disparu de Turquie durant le siècle dernier et qui quittent maintenant l’Irak et la Syrie quand ils ont échappé aux massacres. On peut bien sûr incriminer les fanatiques, mais on doit surtout désigner les vrais coupables, ceux dont les guerres épousent par trop les intérêts. A l’évidence, Erdogan est un de ceux-là !
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