La victoire est à portée de main mais à certaines conditions

par Guillaume de Thieulloy*

La loi Taubira a donc été votée. Ce vote me laisse sur un double sentiment et une certitude : un sentiment d’amertume et de détermination et la certitude que la victoire est, malgré tout, à portée de la main… à la condition d’en prendre les moyens.

Un sentiment d’amertume, tout d’abord. Amertume, naturellement, devant le mépris du gouvernement pour le mouvement populaire le plus massif des dernières décennies. Amertume de voir toute cette fabuleuse énergie militante dépensée en pure perte – en apparence, du moins (car, comme disait le grand Charette : « Rien ne perd, jamais »). Amertume aussi de voir toutes les victoires sémantiques et politiques engrangées par le lobby LGBT, très largement par notre faute. C’est ainsi, par exemple, que tout notre mouvement a été conduit dans l’impasse du « contrat d’union civile ». Désormais, nous faisons (ou d’autres font en notre nom, peu importe) campagne pour ce « CUC », dont la majeure partie d’entre nous ne voulait pas, voici à peine 6 mois. Je sais bien que, dans la loi Taubira, le plus grave réside dans le droit des enfants qui sera violé avant même leur conception. Mais je ne comprends pas pourquoi nous nous sommes fourvoyés dans cette voie de proposition. Un mouvement populaire est là pour dénoncer, pas pour proposer. Que les parlementaires proposent des solutions, c’est leur rôle. Le nôtre était de dire que nous refusions la loi Taubira, pas d’avaliser sans combattre une nouvelle étape de la déstructuration de la famille. Presque seule, Christine Boutin a eu le courage de dénoncer cette impasse, mais je suis intimement persuadé que son avertissement rejoint les préoccupations de nombreux manifestants.

L’autre grande victoire sémantique du lobby tient à la validation du concept révolutionnaire d’homophobie. Chacun sait, ou sent confusément, que ce concept ne veut rigoureusement rien dire (étymologiquement, cela signifie la peur du même et, que je sache, le semblable ne suscite guère la peur). Dans la pratique, ce concept flou – qui, par un scandale sans nom, est devenu un délit, ce qui ouvre la voie à une justice totalement arbitraire (et, au stade où se trouve l’État de droit, en France, cela n’est pas tout à fait un fantasme lointain…) – sert à l’extrême-gauche et à des lobbies ultra-minoritaires à terroriser la majorité. Mme Bertinotti nous l’a dit de la façon la plus nette : refuser le « mariage » gay, c’est être homophobe. C’est-à-dire avoir un comportement délictueux ! La même « justice » qui considère que des incendiaires de voitures sont de braves petits injustement rejetés par une société répressive, qui s’amusent innocemment, considère donc que défendre le mariage entre un homme et une femme est un délit ! Et, en faisant mine de défiler « contre l’homophobie », nous avons donné une apparence de crédibilité à ce monstre juridique. Oui, ce vote laisse un goût amer dans la bouche.

Cela étant, mon caractère ne porte guère à ruminer mes échecs, nos échecs communs. Mon deuxième sentiment, après ce vote funeste, est de détermination. Le combat n’est pas fini ; il change simplement de nature. Tandis que le lobby LGBT a instantanément lancé, à grands fracas, son propre combat pour offrir l’assistance médicale à la procréation (remboursée par nos cotisations à une Sécu exsangue, qui dérembourse, dans le même temps, des dizaines de médicaments !) pour les couples de lesbiennes (avant la GPA pour les couples d’homme) – et, avec beaucoup plus de discrétion, le combat pour obtenir le mariage religieux, comme l’avait déclaré Christophe Girard, maire du IVe arrondissement de Paris, à l’automne dernier –, nous devons prendre la mesure de ce que signifie notre slogan : nous ne lâcherons rien.

“Le combat n’est pas fini ; il change simplement de nature.”

Cela signifie concrètement que, dès maintenant, nous devons exiger l’abrogation de la loi Taubira à la prochaine occasion. Il est hors de question de recommencer les erreurs du PaCS, où, après avoir obtenu un vote quasi unanime de la droite contre ce texte, nous sommes arrivés à une situation où même les opposants qui demeurent n’osent plus dire qu’ils étaient opposés. Alors même que le débat d’aujourd’hui montre à quel point nous avions raison de mener ce combat – ne serait-ce que pour dénoncer les mensonges des ministres nous assénant qu’il n’était évidemment pas question de mariage, ni moins encore d’adoption. On peut toujours dire, la main sur le cœur, que Jérôme Cahuzac est un cas isolé. La vérité, c’est que tous les ministres socialistes doivent être, a priori, suspectés de mensonge, puisqu’aucun n’a voulu se désolidariser de ce mensonge d’État.

Nous devons donc obtenir au plus vite des engagements précis, publics et solennels des différents partis d’opposition sur leur ferme volonté d’abroger cette loi inique.

Et, pour montrer que nous ne lâcherons rien, il est évident que nous devons, dès les municipales de 2014, montrer aux élus que, désormais, ils rendront des comptes – ce qui signifie, en particulier, faire battre les élus qui ont fait passer cette loi.

Non, le combat n’est pas fini et notre détermination reste intacte.

Au demeurant, la victoire finale est à portée de mains. Le pouvoir est fortement ébranlé, pour des raisons qui tiennent à notre mouvement et des raisons extérieures. Les raisons extérieures relèvent du discrédit profond dans lequel sont tombés François Hollande et tout son gouvernement avec lui. L’affaire Cahuzac, le désastre économique et social, les scandales qui touchent la chancellerie (qui, après avoir accueilli à sa tête, une indépendantiste, condamnée par la justice qu’elle est censée incarner, qui restera dans nos annales comme l’un des ministres les plus fanatiquement hostiles à l’être historique de la France, s’est maintes fois déclarée en faveur de la trop fameuse culture de l’excuse, vient désormais de montrer, avec le scandale dit du « mur des cons », quel sens il fallait donner à l’impartialité de la justice…) laisseront des traces durables.

Toute la question est de savoir comment unir tous ces fronts. Personnellement, ce que j’entends dans cet énoncé sinistre de scandales et d’affaires, c’est que ceux qui sont censés nous représenter ne le font pas. Je ne vois qu’une seule façon de tirer les conclusions de cette réalité, sans tout casser (car je ne suis pas un adepte de la table rase) : réclamer qu’au-dessus de la démocratie représentative, il y ait une démocratie directe. Réclamer que le peuple puisse voter sur les sujets qui lui tiennent à cœur et que les parlementaires ne puissent pas détricoter les votes du peuple. C’est-à-dire, en droit, réclamer que le peuple puisse s’auto-saisir par un véritable référendum d’initiative populaire accessible ; je dis bien véritable et accessible, c’est-à-dire un référendum qui ne puisse pas être soumis au veto parlementaire comme c’est le cas dans le texte de la réforme constitutionnelle de 2008, et accessible, c’est-à-dire qu’il soit réclamé non par 10% du corps électoral, chiffre parfaitement inatteignable, mais 1%, par exemple. Bien sûr, bon nombre de réformes idiotes en sortiront. Et alors ? Croit-on que les lois qui sortent du parlement soient toutes empreintes de sagesse ?

Si notre mouvement veut peser en politique, plutôt que de menacer d’une improbable transformation en parti politique, il pourrait bien plutôt se transformer en Tea party. Autant la place est prise pour les partis à droite, autant la place de la défense du peuple est cruellement vacante.

Quant aux raisons internes qui rendent notre victoire accessible, elles tiennent essentiellement à cette magnifique mobilisation. Il est clair que le gouvernement ne l’attendait pas. Il en est ébranlé, tous les échos que nous avons du côté de la majorité nous le montrent. Et il espère que cette mobilisation va se tarir au plus vite. Car, cela commence à se dire, les forces de l’ordre arrivent à saturation : comme , depuis des semaines, chaque mini rassemblement de quelques dizaines de jeunes pacifiques est « encadré » par des dizaines de CRS, les quelques milliers de CRS que le ministère de l’Intérieur peut aligner sur le terrain sont presque tous dédiés à surveiller notre dangereux mouvement factieux ! D’après les informations qui filtrent du ministère de l’Intérieur, la fin mai constituerait le point de rupture. Ce qui veut dire que, si nous poursuivons nos rassemblements nombreux, divers, inattendus, au-delà de la grande manifestation du 26, le gouvernement ne pourra plus tenir. La grogne syndicale monte parmi les policiers et les CRS, non seulement du fait de cette sur mobilisation (qui absorbe toutes les vacances et toutes les RTT des forces de l’ordre), mais aussi parce qu’on exige des CRS des choses qu’il n’est pas prévu qu’il fassent, comme matraquer ou gazer des jeunes filles pacifiques.

“Si notre mouvement veut peser en politique, plutôt que de menacer d’une improbable transformation en parti politique, il pourrait bien plutôt se transformer en Tea party. Autant la place est prise pour les partis à droite, autant la place de la défense du peuple est cruellement vacante.”

Au passage, il faut noter que, si les CRS sont occupés à éviter nos mythiques « débordements violents », ils ne sont pas dans les banlieues. Ce qui peut signifier trois choses : soit un miracle est survenu, dont on nous a oublié de nous avertir, et lesdites banlieues sont devenues spontanément des zones de calme et de sérénité ; soit elles sont  actuellement à feu et à sang et les médias comme le gouvernement détournent le regard ; soit elles sont calmes, parce que le pouvoir les a abandonné aux mafias et aux prédicateurs extrémistes de l’islam radical. Ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’actuellement, en France, la justice sert à amnistier les casseurs et à condamner les défenseurs pacifiques de la famille, tandis que les forces de l’ordre gazent les enfants et matraquent les jeunes filles, au lieu de mettre hors d’état de nuire les voyous.

Bref, la victoire est tout à fait possible. Aujourd’hui, dans quelques mois, ou dans quelques années. Mais il est certain que nous avons cassé l’un des moteurs les plus efficaces de la rhétorique du lobby LGBT, l’idée que le « sens de l’histoire » amène « inéluctablement » de nouvelles « conquêtes ». Non, rien n’est inéluctable. Notre mouvement l’a d’ores et déjà amplement démontré.

Cependant, la victoire n’est possible qu’à certaines conditions. Deux tentations se font jour. La première consiste à dire : puisque Frigide Barjot interdit la « manif pour tous » à Béatrice Bourges et à tous les manifestants plus « radicaux » qu’elle (ce qui fait beaucoup de monde !), puisqu’elle « balance » les militants du printemps français à la police de Valls, puisqu’elle refuse de dénoncer les policiers provocateurs en civil et accable les malheureux qui, ayant cédé aux provocations, se retrouvent en garde à vue, puisqu’elle donne le micro à des trotskistes en le refusant aux parlementaires FN, nous n’avons plus rien à faire avec elle. J’avoue que j’ai été tenté par cette attitude. Pour deux raisons essentielles : d’abord, j’ai peu apprécié, dimanche dernier, les grandes déclarations d’amour au lobby LGBT (c’est tout différent de dire aux personnes homosexuelles qu’on les respecte et de demander un kiss in général) ; ensuite, je trouve que c’est une faute politique d’avoir accepté le principe de collaborer avec Manuel Gaz pour chasser les « violents ». Cela accrédite l’idée qu’il y a des violents dans notre mouvement, ce qui est faux : huer des ministres n’est pas une action violente, contrairement à ce que voudrait faire croire Najat Vallaud-Belkacem. Et cela banalise la violence, elle bien réelle, du lobby LGBT (qui a tout de même menacé de mort Frigide Barjot et bien d’autres) et du pouvoir.

Malgré ces réserves graves, je crois qu’il faut rester au sein du mouvement et ne pas durcir les critiques contre Frigide Barjot (d’ailleurs, ces critiques valent aussi pour nous-mêmes, qui n’avons pas réussi à imposer le rapport de forces médiatique qui aurait évité ces dérives). « Sa » manifestation, c’est aussi « notre » manifestation : elle ne peut pas prétendre organiser une « manif pour tous » sans accueillir l’ensemble des militants qui réclame le retrait ou l’abrogation de la loi Taubira et non pas la “réécriture” de quelques articles en cas d’alternance comme le laisserait entendre désormais, après François Fillon, Jean-François Copé. Il est normal que la « manif pour tous » refuse d’assumer les actions plus musclées visant à huer les ministres, à faire de la résistance pacifique dans les sit-in des Veilleurs, ou à faire des collages d’affiches sur des liens symboliques du lobby LGBT. Mais il serait anormal qu’elle interdise à des militants, qui, pour être plus « radicaux », n’en sont pas moins parfaitement pacifiques (j’attends toujours que l’on nous prouve que les prétendues agressions homophobes de ces derniers jours aient quoi que ce soit à voir avec notre mouvement) de participer à ses manifestations nationales.

“Personnellement, je vois notre mouvement comme une flottille de porte-avions.”

La deuxième tentation consiste à dire : il n’y a pas de place à côté de la « manif pour tous » pour d’autres actions, ces actions divisent et nuisent à notre mouvement, etc. Je pense exactement le contraire. Toutes ces actions sont parfaitement complémentaires.

Personnellement, je vois notre mouvement comme une flottille de porte-avions : il y a le vaisseau amiral, qui est évidemment la « manif pour tous ». Ce porte-avions a une puissance de feu remarquable. C’est lui qui nous donne de la crédibilité (et il faut, bien sûr, en avoir de la reconnaissance pour Frigide Barjot, pour les AFC, pour Alliance Vita, et tous ceux à qui nous devons ce succès). Mais un porte-avions, ça a de l’inertie ; ça ne vire pas facilement. Il faut donc des mouvements plus insaisissables, qui mènent des actions ponctuelles, qui accroissent notre visibilité et oblige les ministres à rester dans leurs ministères ou à constater que le peuple réel n’est pas celui sur lequel ils comptaient.

Si nous nous considérons mutuellement comme complémentaires (ce qui ne signifie pas, évidemment, qu’il soit raisonnable de mettre de tout petits groupes sur le même plan que la « manif pour tous »), nous saturerons tellement l’espace médiatique et politique que le retrait de la loi Taubira pourrait bien arriver rapidement – et, en tout cas, il sera impossible aux partis de droite, en cas d’alternance, d’ignorer la force que nous représentons. Mais, si nous nous battons entre nous, si nous accréditons l’idée qu’il y aurait des indésirables parmi nous, non seulement nous allons tout perdre politiquement, mais, en outre, une répression risque bien de s’abattre sur nous tous. Oh, certes, à l’heure actuelle, ce n’est pas à la guillotine qu’on nous enverrait, mais le pouvoir a bien les moyens (notamment fiscaux, en ces temps de disette pour les finances publiques) de nous pourrir la vie. Et, n’oublions jamais comment se passent les révolutions : ce sont toujours les plus proches qui envoient leurs amis plus à droite qu’eux à la guillotine, pour éviter d’y aller eux-mêmes… et qui y sont conduits quelques semaines plus tard par d’autres « amis » un peu plus à gauche, et ainsi de suite. Si nous nous tenons les coudes, comme ces magnifiques jeunes veilleurs, lors des charges de CRS, personne n’arrivera à ébranler notre bloc ; sinon… A moins, bien sûr, que vous fassiez confiance à Valls et Taubira pour nous protéger, mais j’ose espérer que ce genre de rêverie commence à se dissiper !

Plus que jamais, la victoire est à portée de mains. Mais, plus que jamais, elle passe par l’unité, par le respect des diverses sensibilités représentées au sein du mouvement de défense de la famille. Le B. A.–BA de la politique, c’est d’être capable de définir ses amis, ses alliés et ses adversaires. Pour moi, c’est clair : l’adversaire, c’est le gouvernement et sa majorité et tous les opposants au projet de loi Taubira, tous ceux qui en exigent le retrait ou l’abrogation sont soit des amis, soit des alliés. C’est aussi simple que cela.

*Guillaume de Thieulloy est Secrétaire général du Collectif Famille Mariage et directeur de publication de Nouvelles de France.

Du même auteur :
> Unité, identité et diversité

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228 Comments

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  • 0 / 10
  • Pat64 , 30 avril 2013 @ 9 h 43 min

    @ A.

    ” a propos du type dont la fille s’est fait poignarder dans le RER”…

    Un peu de respect s’il vous plaît , le “type” en question est un officier supérieur de l’armée française, alors on dit : “Monsieur” , si on a un temps soit peu un minimum d’éducation, autrement vous ne valez pas mieux que ces magistrats du SM.

  • A. , 30 avril 2013 @ 9 h 43 min

    De toute façon nous sommes dos au mur et c’est un combat à mort.

  • A. , 30 avril 2013 @ 9 h 46 min

    Dixit: “Rendez-vous donc aux municipales de 2014, mais avec l’assurance d’un engagement personnel des candidats au sujet de l’abrogation lorsque l’heure sera venue (ce sont eux, notamment, qui éliront le prochain tiers du Sénat).”
    ***
    Non, ça c’est la pédagogie du renoncement et lâcher la proie pour l’ombre.
    La victoire c’est maintenant.

  • A. , 30 avril 2013 @ 9 h 57 min

    par souci de neutralité et de compromis, je vous propose de dire “père”.

  • GUILLARD , 30 avril 2013 @ 11 h 02 min

    Guillaume de Thieulloy suggère d’ajouter à la lutte contre la loi Taubira l’ exigence de démocratie directe, ce qui me semble être une idée essentielle ; essentielle, parce que si nous disposions d’une telle démocratie et compte tenu de ce que nous disent les sondages, à savoir que sur tous les sujets importants ( immigration, institutions européennes, protectionnisme……) les Français sont très majoritairement opposés à la classe politique ( par exemple 70% des Français considèrent qu’il y a trop d’immigrés mais combien de députés pensent la même chose ? Une très petite minorité qui n’a pas le courage d’afficher ses opinions ), la classe des politiciens ne pourrait plus museler le peuple comme il le fait depuis trop longtemps . La solution pour sortir de l’impasse ne réside pas dans d’improbables associations entre UMP et FN qui ne se feront pas, parce que les gens qui tiennent l’UMP ne veulent pas de telles associations; par contre l’électorat de l’UMP est en fait (pour les deux tiers ) très proche de celui du FN . On peut donc espérer associer les deux électorats en court-circuitant les état-majors des partis .
    L’idée de démocratie directe pourrait constituer le fédérateur de ces électorats par delà les préférences et habitudes partisanes . A quand “La démocratie pour tous ” ?

  • PAD , 30 avril 2013 @ 15 h 34 min

    Tout à fait d’accord!

  • PAD , 30 avril 2013 @ 15 h 35 min

    Voici un très beau texte de Dominique Venner qui remet les pendule à l’heure aux conservateurs français!

    Machiavel et la Révolution conservatrice!

    Portée par le printemps français, la révolution conservatrice est à la mode. L’un de ses plus brillants théoriciens mérite d’être rappelé, même si son nom fut longtemps décrié. Il est en principe peu flatteur d’être qualifié de « machiavélique » sinon de « machiavélien ». On voit en effet se dessiner comme un soupçon de cynisme et de fourberie. Et pourtant ce qui avait conduit Nicolas Machiavel à écrire le plus célèbre et le plus scandaleux de ses essais, Le Prince, était le souci et l’amour de sa patrie, l’Italie. C’était en 1513, voici donc exactement 500 ans, comme pour le Chevalier de Dürer récemment évoqué. Époque féconde ! Dans les premières années du XVIe siècle, Machiavel était pourtant bien le seul à se soucier de l’Italie, cette « entité géographique » comme dira plus tard Metternich. On était alors pour Naples, Gènes, Rome, Florence, Milan ou Venise, mais personne ne se souciait de l’Italie. Il faudra pour cela attendre encore trois bons siècles. Ce qui prouve qu’il ne faut jamais désespérer de rien. Les prophètes prêchent toujours dans le désert avant que leurs rêves ne rencontrent l’attente imprévisible des foules. Nous sommes ainsi quelques-uns à croire en une Europe qui n’existe que dans notre mémoire créatrice.

    Né à Florence en 1469, mort en 1527, Nicolas Machiavel était une sorte de haut fonctionnaire et de diplomate. Ses missions l’initièrent à la grande politique de son temps. Ce qu’il y apprit fit souffrir son patriotisme, l’incitant à réfléchir sur l’art de conduire les affaires publiques. La vie l’avait placé à l’école de bouleversements majeurs. Il avait 23 ans quand mourut Laurent le Magnifique en 1492. La même année, l’ambitieux et voluptueux Alexandre VI Borgia devint pape. D’un de ses fils, nommé César (en ce temps-là, les papes se souciaient peu de chasteté), il fit prestement un très jeune cardinal, puis un duc de Valentinois grâce au roi de France. Ce César, que tenaillait une terrible ambition, ne sera jamais regardant sur les moyens. En dépit de ses échecs, sa fougue, fascina Machiavel.

    Mais j’anticipe. En 1494, survint un événement immense qui allait bouleverser pour longtemps l’Italie. Charles VIII, jeune et ambitieux roi de France, effectua sa fameuse « descente », autrement dit une tentative de conquête qui bouscula l’équilibre de la péninsule. Après avoir été bien reçu à Florence, Rome et Naples, Charles VIII rencontra ensuite des résistances et dut se replier, laissant un épouvantable chaos. Ce n’était pas fini. Son cousin et successeur, Charles XII, récidiva en 1500, cette fois pour plus longtemps, en attendant que survienne François Ier. Entre-temps, Florence avait sombré dans la guerre civile et l’Italie avait été dévastée par des condottières avides de butin.

    Atterré, Machiavel observait les dégâts. Il s’indignait de l’impuissance des Italiens. De ses réflexions naquit Le Prince en 1513, célèbre traité politique écrit à la faveur d’une disgrâce. L’argumentation, d’une logique imparable, vise à obtenir l’adhésion du lecteur. La méthode est historique. Elle repose sur la confrontation entre le passé et le présent. Machiavel dit sa conviction que les hommes et les choses ne changent pas. C’est pourquoi le conseiller florentin continue à parler aux Européens que nous sommes.

    À la façon des Anciens – ses modèles – il croit que la Fortune (le hasard), figurée par une femme en équilibre sur une roue instable, arbitre la moitié des actions humaines. Mais elle laisse, dit-il, l’autre moitié gouvernée par la virtus (qualité virile d’audace et d’énergie). Aux hommes d’action qu’il appelle de ses vœux, Machiavel enseigne les moyens de bien gouverner. Symbolisée par le lion, la force est le premier de ces moyens pour conquérir ou maintenir un Etat. Mais il faut y adjoindre la ruse du renard. En réalité, il faut être à la fois lion et renard. « Il faut être renard pour éviter les pièges et lion pour effrayer les loups » (Le Prince, ch. 18). D’où l’éloge, dépourvu de tout préjugé moral, qu’il fait d’Alexandre VI Borgia qui « ne fit jamais autre chose, ne pensa jamais à autre chose qu’à tromper les gens et trouva toujours matière à pouvoir le faire » (Le Prince, ch. 18). Cependant, c’est dans le fils de ce curieux pape, César Borgia, que Machiavel voyait l’incarnation du Prince selon ses vœux, capable « de vaincre ou par force ou par ruse » (Ibid. ch. 7).

    Mis à l’Index par l’Église, accusé d’impiété et d’athéisme, Machiavel avait en réalité vis-à-vis de la religion une attitude complexe. Certainement pas dévot, il se plie cependant aux usages, mais sans abdiquer de sa liberté critique. Dans son Discours sur la première décade de Tite-Live, tirant les enseignements de l’histoire antique, il s’interroge sur la religion qui conviendrait le mieux à la bonne santé de l’Etat : « Notre religion a placé le bien suprême dans l’humilité et le mépris des choses humaines. L’autre [la religion romaine] le plaçait dans la grandeur d’âme, la force du corps et toutes les autres choses aptes à rendre les hommes forts. Si notre religion exige que l’on ait de la force, elle veut que l’on soit plus apte à la souffrance qu’à des choses fortes. Cette façon de vivre semble donc avoir affaibli le monde et l’avoir donné en proie aux scélérats » (Discours, livre II, ch. 2). Machiavel ne se risque pas à une réflexion religieuse, mais seulement à une réflexion politique sur la religion, concluant : « Je préfère ma patrie à mon âme ».

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