par Lucien Chardon
Indépendamment des programmes, des déclarations de circonstance, des alliances et de leurs revirements, chaque responsable politique est d’abord habité par une vision personnelle du monde et de la condition humaine. Cette vision façonne en profondeur ses décisions, ses actes, et l’empreinte qu’il laisse sur son temps.
Puisqu’Emmanuel Macron semble s’imposer comme personnage politique, il est temps de se demander quelle est son anthropologie, son fonds. Au-delà de l’image du bon élève à qui tout réussit, du gentil garçon propre sur lui, du gendre idéal, que pense l’homme ? Au-delà d’un programme parfaitement sculpté dans l’air du temps et que l’on estimera plus ou moins libéral, mais qui se révèle surtout pragmatique, à quoi croit-il ?
Son livre de candidature, Révolution (XO Editions, 2016), n’apprend pas grand-chose à ce propos. Cependant, au détours de considérations toujours bien tournées, on y débusque quelques saillies qui semblent révéler cette matrice morale.
Les sources
Ses lectures d’abord. S’il nomme Molière, Racine, Giraudoux, Mauriac, Giono, Colette, il glisse au passage que « Gide et Cocteau étaient ses compagnons irremplaçables » (p. 8). Singulière sensibilité !
Et s’il mentionne longuement Ricœur dans son livre, c’est Alain qu’il cite pour ses vœux « Penser printemps » de cette année. Cependant il ne qualifie pas ce dernier de philosophe, mais de « grande figure du radicalisme français ». Choix étonnant !
Rien d’autre ne transparaît à ce stade. Il faudra suivre dans la durée si des éléments complémentaires remontent, qui contribuent à identifier un cadre intellectuel clair.
Le sens de la vie sociale
La question du sens ne semble pas intéresser Emmanuel Macron, mais certains traits laissent deviner que le travail tient chez lui une place centrale dans l’existence : « Nous devons donner à chacun un travail, et à chaque travail une rémunération digne et des perspectives » (p. 76) ; « Je veux une France efficace, juste, entreprenante, où chacun choisit sa vie et vit de son travail » (p. 162). Qu’en est-il de ceux qui ne peuvent travailler, soit par l’âge, soit par la santé, soit par suite des aléas de la vie ? Ont-ils un horizon en ce monde ? Point de réponse.
On voit poindre là un élément typique de l’anthropologie libérale classique, où l’homme n’existe que par et pour son labeur. Cette orientation est complétée par nombre de réflexions sur ce qu’est la France, sur ce que signifie être Français.
La France
À ce sujet, les définitions fusent, sans souci de cohérence.
D’abord, la France est sa langue, et rien que cela. « Or, qu’est-ce que la France et d’où venons-nous ? De mes premières années, je l’ai dit, je garde mon lien le plus intime avec notre pays. Le lien que j’ai construit avec la langue française. Le cœur de ce qui nous unit est bien là. Ces mots, parfois usés ou redécouverts. Cette langue qui charrie toute notre histoire et qui nous rassemble depuis que François Ier, à Villers-Cotterêts, a eu cette intuition géniale de bâtir le royaume sur la langue. […] C’est bien ce qui fait de nous une nation ouverte, parce qu’une langue s’apprend, et avec elle les images et les souvenirs qu’elle évoque. Celui qui apprend le français, puis le parle, devient le dépositaire de notre Histoire et devient un Français » (p. 27). Que penser des ressortissants des pays francophones ? Sont-ils intimement colonisés par leur langue maternelle ? Et ne peut-on apprendre et aimer le français sans y perdre sa nationalité ?
Ensuite, la France « est aussi un État et un projet, celui d’une nation qui libère. Notre Histoire a fait de nous des enfants de l’État, et non du droit, comme aux États-Unis, ou du commerce maritime, comme en Angleterre. […] C’est ainsi que l’État a, en France, partie liée avec l’intime des individus et des groupes » (p. 29). Emmanuel Macron s’inscrit ici dans la stricte tradition jacobine.
Enfin, on retrouve sans surprise la profession de foi moderne dans le contrat social. « Ce qui tient la France unie, c’est sa passion réelle, sincère, de l’égalité » (p. 46). « Notre pays, pour faire face à ses défis, ne peut se tenir uni, réconcilié, que par une volonté. Une volonté qui donne un mouvement, dessine des frontières qui en même temps rassemblent et donnent un sens à ce qui nous dépasse. Oui, la France est une volonté » (p. 105).
Sur ce plan, Emmanuel Macron s’affirme en héritier direct de la philosophie politique des Lumières : la volonté commune des citoyens se concrétise dans l’État, et il suffit de partager cette volonté pour faire partie intégrante de la nation, ce que marque la langue française.
Jusqu’ici se dessine une vision très classique de la politique pour un Français : rousseauiste, jacobine et libérale. Mais ce n’est pas tout.
La tentation du maoïsme en col blanc
Il y a ce titre, cette incantation répétée à la révolution. Quelle révolution ? Ce n’est jamais dit, en fait. Faut-il y lire l’horizon ultime de son action, ou une simple figure de style ?
Et cette « marche » sans but indiqué, est-elle un lointain écho à la longue marche qui précéda la prise du pouvoir par le grand Timonier, ou bien juste la métaphore d’un progressisme qui ignore où il va ?
Un motif très marxiste revient à deux reprises dans son livre : « Nous sommes en train de vivre un stade final du capitalisme mondial qui, par ses excès, manifeste son incapacité à durer véritablement » (p. 41). « Je ne sais d’ailleurs si ce capitalisme n’est pas en train de vivre ses dernières étapes en raison même de ses excès » (p. 134). Mais il n’en dit pas plus et laisse ces menaces énigmatiques planer sur notre avenir.
Un autre thème cher aux révolutionnaires apparaît une fois, l’ennemi intérieur : « Cette France, républicaine par nature, qui est la nôtre, a des ennemis. Les républicains ne peuvent jamais faire l’économie de les nommer. Ces ennemis si divers ont tous en commun d’être des rêveurs – mais des rêveurs parfois criminels –, des puritains, des utopistes du passé. Ils croient détenir une vérité sur la France. Ce n’est pas seulement un danger, c’est un contresens. La seule vérité qui soit française, c’est celle de notre effort collectif pour nous rendre libres, et meilleurs que nous sommes ; cet effort qui doit nous projeter dans l’avenir. Ces ennemis de la République prétendent l’enfermer dans une définition arbitraire et statique de ce qu’elle est et de ce qu’elle devrait être. Il y a les islamistes qui veulent l’asservir et qui, l’expérience le montre, n’apportent que le malheur et l’esclavage. Il y a le Front national qui, animé par une absurde nostalgie de ce que notre pays n’a jamais été, lui fait trahir ce qu’il est. Il y a ceux qui se rallient à l’extrême droite en adoptant ses thèses. Il y a les cyniques qui fuient la France ou la méprisent. C’est beaucoup de monde et, en même temps, ce n’est pas assez pour nous retenir » (p. 32). Le retenir de quoi, c’est ce qu’il ne précise pas. S’agit-il simplement d’aller de l’avant, ou d’entrer en lutte ouverte contre ces ennemis nommés ?
Quant à déclarer ennemis de la France ceux qui se réclament du patriotisme, c’est rendre impossible toute unité nationale et vouer le pays à la fracture. Car faire France inclurait tous les Français, sans discussion ni tri. Mais l’unité n’est pas sa question.
Bref, Emmanuel Macron cultive un tropisme pour l’incantation révolutionnaire.
Au centre de la gauche
Les derniers mots du livre sont finalement les plus significatifs. Emmanuel Macron désigne ainsi « ce que la politique a de plus noble : transformer le réel, déployer l’action, restituer le pouvoir à ceux qui font » (p. 159). Le réel n’est pas un donné à recevoir et à respecter, mais une matière à refaire à sa main. Seule l’action compte, et l’action emporte le pouvoir. On reconnaît là une posture toute nietzschéenne, qui semble le récapituler.
Progressiste, jacobin, libéral, rousseauiste, révolutionnaire et finalement nietzschéen, Emmanuel Macron pense dans les travées de la gauche. Est-il centriste ? Oui, au centre de la gauche.
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