Entretien sans langue de bois avec Marc Crapez, chercheur en science politique.
Marc Crapez, la police a-t-elle été efficace le 13 novembre dernier ? Certains la mettent en cause…
Au Bataclan, le 13 novembre, un commissaire de la BAC (brigade d’intervention de la police de quartier), présent dès 21h30, vise et tue un terroriste qui pointait sa kalachnikov sur un otage. La BRI (brigade d’interpellation de la police judiciaire) serait arrivée vers 22h30 et le Raid seulement après 23 heures. « Enfin à pied d’œuvre », note un journaliste, le Raid va tenter de négocier à 23h30 (via le négociateur de la BRI semble-t-il) et lance l’assaut à minuit vingt. Autrement dit, deux heures plus tard, perdues en rappel des troupes, briefing, attente de consignes, re-briefing, re-attente de consignes et autres tergiversations destinées à obtenir la bénédiction des autorités compétentes.
Interrogeons-nous aussi sur l’épisode du 18 novembre à Saint-Denis. Cinq policiers blessés, 5000 cartouches tirées par les forces de l’ordre, sept heures de siège avec hélicos tournoyants et sirènes hurlantes, pour finir sur des images d’assiégés narguant les autorités, à la Fort Chabrol. Cette façon de faire, ou plus exactement de ne rien faire de compromettant, ne va pas manquer d’exaspérer les habitants alentours et, surtout, d’alimenter la légende d’une poignée de combattants islamistes résistant héroïquement face à des moyens colossaux.
“Il fallait évidemment agir sans coup férir, à l’israélienne,
avant même que les caméras de télévision n’arrivent sur place.”
Il fallait évidemment agir sans coup férir, à l’israélienne, avant même que les caméras de télévision n’arrivent sur place. Mais c’est impossible, car la chaîne de commandement est grippée. Avant d’agir, chaque niveau réclame son feu vert, chaque maillon de la chaîne hiérarchique veut s’estimer couvert, y compris par des consignes écrites. En outre, les corps d’élite ne sont plus actionnés par un esprit maison, propre à la police nationale, mais directement reliés au bon vouloir du couple exécutif. Qui ne sait pas toujours sur quel pied danser.
Y a-t-il un lien entre la relative inefficacité de notre lutte contre le terrorisme et la surenchère sécuritaire verbale de certains (Wauquiez qui veut interner des individus sans autre forme de procès, NDA qui préconise l’ouverture d’un Guantanamo bis (!), etc.) ?
En ce qui concerne les services de renseignement, ils sont plutôt efficaces. Ils ont d’ailleurs permis, ces dernières années, de démanteler de nombreuses filières et d’interpeller quantité de terroristes prêts à passer à l’action. Il ne peut y avoir réussite à 100%, même si les ratés du dispositif appellent évidemment des correctifs. À condition de rester précautionneux : ces derniers temps, les ex-RG et DST ont fait l’objet de réorganisations et d’une fusion qui s’apparentent à des manipulations génétiques pouvant avoir des effets perturbateurs.
Plutôt que la surenchère verbale d’opposants politiques, je critiquerais celle du chef de l’État. Consigne semble avoir été donnée d’interpeler immédiatement 200 suspects sur le territoire français. Cette sorte de quota ne répondant pas forcément à la préoccupation des enquêteurs, qui consiste à n’interpeller un suspect qu’une fois connues les ramifications et les réseaux que sa surveillance discrète peut révéler.
La dernière chose à faire étant de l’interpeller pour se faire plaisir, sans avoir suffisamment de « billes » pour le faire condamner durablement, et en fanfare, pour que tous les autres apprentis-terroristes redoublent de prudence. Les Belges, dès lors, avec leur opération de ratissage du 22 novembre, n’ont accompli aucun coup de filet…
“Le stationnement de blindés légers à Bruxelles est autant un aveu de faiblesse
qu’une démonstration de force.”
Les terroristes n’ont-ils pas gagné contre la France le 13 novembre et par la suite ? Les scènes récentes montrant un Bruxelles désert, les écoles et le métro fermés alors qu’aucun djihadiste n’est encore passé à l’action ne prouvent-elles pas notre défaite ?
Effectivement, c’est renversant. Un Etat souverain donne l’impression d’être terrorisé, c’est-à-dire touché psychologiquement, et donc fragilisé sur ses bases mêmes. Le stationnement de blindés légers à Bruxelles est autant un aveu de faiblesse qu’une démonstration de force.
Faut-il militer pour davantage de personnels armés (policiers ou militaires retraités, référents, directeurs d’école, etc.) afin d’être en mesure d’arrêter le plus vite possible des terroristes qui passeraient à l’attaque ?
J’y suis favorable, au sein de la police, qu’il s’agisse de la police municipale dans l’exercice de ses fonctions, ou de la police nationale hors service. Les autres catégories que vous mentionnez ont peut-être davantage une mission civique. Il conviendrait aussi de cesser de dévoiler ses batteries : il n’était pas indispensable que le procureur signale l’existence de caméras dans le métro et dans les stations-services, entre autres.
Dans un article sur NDF.fr, vous parliez de « flottement des forces de l’ordre » et spécifiquement du Raid… ?
“Déjà contre Merah, le Raid était intervenu avec un coup de retard, sans faire sauter la porte, en laissant à un individu seul et sans otage la posture de l’assaillant.”
Plusieurs policiers du Raid étaient déjà intervenus contre Mohamed Merah, nous dit-on. Or, dans une récente émission télévisée, le Raid déclarait en avoir tiré la leçon suivante : « Il n’y a plus de négociation possible. Donc on va changer complètement nos procédures d’intervention lorsqu’on a affaire à du terrorisme qui s’inspire de l’islam radical ». Tirer les leçons de ses imprécisions aurait impliqué, non seulement plus de négociation, mais ne plus échouer à faire sauter les portes et ne plus laisser s’éterniser des abcès de fixation. Or, le chef reconnaît que ses hommes n’ont pas réussi à faire sauter la porte blindée de cet immeuble vétuste, devenu un squat, et ajoute : « On n’a pas eu l’effet de surprise, on s’est positionné derrière la porte, derrière des boucliers, on a commencé à travailler sur le temps ». Travailler sur le temps ?! C’est une propension du Raid : le psychologisme jargonnant.
L’action du Raid dans les attentats de Paris confirme que, s’il est performant dans la compréhension de la psychologie d’un forcené et la mise en œuvre d’un patient travail d’usure et de reddition, il est, en revanche, moins bon que la DCRI pour comprendre comment fonctionne un salafiste, moins bon que le GIPN en matière de gaz incapacitants et, pour enfoncer les portes, moins bon que le GIPN à l’explosif, voire moins bon qu’une BRI au bélier.
Déjà contre Merah, le Raid était intervenu avec un coup de retard, sans faire sauter la porte, en laissant à un individu seul et sans otage la posture de l’assaillant. Après coup, il invoquait le risque de tomber sur un individu ceinturé d’explosifs et donc le risque de « surexplosion » (qui avait tué des policiers lors d’interpellations suite aux attentats de Madrid). En fait, la psychologie de Merah, tour-à-tour forcené classique, djihadiste et jeune voyou de banlieue, leur a posé problème. Déstabilisée, la hiérarchie du Raid n’a pas su trancher les situations. Pas d’explosifs car c’est peut-être un djihadiste, pas de gaz car c’est peut-être un forcené, puis utilisation de lacrymogène au mauvais moment. Sont fautifs la structuration du Raid, un scientisme féru de haute technologie et une sclérose administrative.
“Une accumulation de petits faits non élucidés ne constitue pas une preuve tangible.”
Peut-on sérieusement envisager, comme dans l’épisode 1 de Star Wars, que des dirigeants (le sénateur Palpatine dans le film) laissent volontairement frapper les terroristes voire suscitent leurs actions (la fédération du commerce) afin de priver le bon peuple de ses libertés au nom de la lutte contre le terrorisme (Palpatine devient l’Empereur) ? Complotisme de notre part ou cynisme de certains de nos dirigeants ?
Le cynisme de certains de nos dirigeants, attesté par les témoignages, dans les sphères du pouvoir, de Malika Sorel et Maxime Tandonnet, ne saurait inclure l’hypothèse que vous effleurez. Cette dernière répond à une situation de désarroi devant la complexité du monde par une histoire à dormir debout. C’est ce que j’appelle le dessous-des-cartisme. Une logique suspicieuse du « tiens, tiens, c’est troublant ». En réalité, . Cela étant, je ne suis pas de ceux qui voient des complotistes partout et qui excluent a priori qu’il puisse exister des sortes de complots.
“On ne peut pas détacher le Coran de l’islamisme, on ne peut pas l’exonérer de toute part de responsabilité, même s’il faut souligner que ce ne sont jamais que certains aspects de ce livre qui sont en cause.”
Comment expliquer qu’apparemment tous les terroristes étaient des gens biens, calmes, gentils et modérés ? Les familles sont-elles aveuglées (taqia ?) ou complices ? L’islam et le Coran sont-ils en cause ? Le prétendre, n’est-ce pas tomber dans le piège tendu par l’Etat islamique qui rêve d’une guerre civile en France ayant pour effet de radicaliser des milliers de musulmans… ?
Votre question est excellente, mais le terrorisme ne vise-t-il pas plutôt à faire plier le genou aux Etats ? Et mettre en cause le Coran ne doit pas être un casus belli. Car on ne peut pas détacher le Coran de l’islamisme, on ne peut pas l’exonérer de toute part de responsabilité, même s’il faut souligner que ce ne sont jamais que certains aspects de ce livre qui sont en cause. D’ailleurs, de par le monde, les premières victimes du terrorisme islamiste sont des musulmans. De surcroît, dans un pays comme la Tunisie, la résistance de la société à l’islamisme est, paradoxalement, plus prononcée qu’en France. Enfin, les exemples de la Tunisie et du Maroc démontrent qu’une partie au moins des islamistes sont solubles dans la démocratie ou le constitutionnalisme (contrairement au cliché du ver totalitaire qui pourrit inéluctablement le fruit qu’il investit).
Quant à la première partie de la question, c’est vrai qu’il y a un aspect Docteur Jekyll et Mister Hyde. En raison de la banalité du mal et du fait qu’avant d’être terroristes, certains se voulaient de bons musulmans. Cela montre aussi la profondeur du ressentiment envers l’Occident, à quel point certains se sentent humiliés. Si bien que le noyau des terroristes peut être secondé par un deuxième périmètre, celui des islamistes fanatiques, prêts à lui fournir un abri ou un appui ; défendu par un troisième cercle, celui des islamistes militants, prêts à lui fournir des justifications ou des cautions ; enfin regardé de manière ambivalente par une quatrième catégorie, celle des musulmans pleins de ressentiment.
> la page Facebook de Marc Crapez
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