« Un matin, le monde s’éveilla et gémit de se trouver arien ». Cette déclaration de Saint Jérôme recèle une profondeur plus grande que d’apparence. Car le monde peut-il changer en une nuit ? Ce n’est pas exclu, mais sans doute très rare et ce ne fut certainement pas le cas dans l’évolution de l’arianisme.
Cette pensée se rapporte au problème de la relation entre quantité et qualité. À partir de quel seuil une variation de quantité finit par changer la qualité de l’objet considéré ? C’est une question qui revient régulièrement et les esprits les plus autorisés confrontent avis et arguments, car c’est surtout dans le champ politique que cette aporie s’épanouit.
Ainsi admet-on généralement qu’une différence conséquente d’ordre de grandeur manifeste une différence de nature. Mais un indice n’est pas une preuve, et dix mille indices n’en font pas plus. Ils peuvent néanmoins servir à forger une conviction. Et là est le nœud de l’affaire. Car la variation de quantité ou de grandeur ne peut certes en rien changer la nature d’un objet : c’est une impossibilité métaphysique ; mais à coup certain elle peut changer quelque chose dans la conscience qu’en a un observateur.
Ainsi donc, l’évolution d’une situation politique ou culturelle peut se déployer longtemps hors de la perception de la plupart, car la variation des quantités ne change pas le fond d’un problème, simplement ses manifestations conjoncturelles. Puis vient l’instant où l’on se dit que quelque chose a changé, que la grille de lecture que l’on projetait sur le monde est en contradiction trop flagrante avec certains faits, ou certains comportements. La prise de conscience est un moment daté : et de ce moment, le regard de l’observateur en est tout changé. Il y a là incontestablement un effet de seuil.
Aussi les liens entre quantité et qualité ne sont pas tant liés à l’objet que l’on considère, qu’à un certain mode de perception de l’observateur. Et il convient donc d’y apporter toute la prudence que requiert l’irrationnel de l’agir humain. Ainsi peut-on se demander si la prise de conscience – a fortiori si elle est collective – ne survient pas par construction trop tard. Mais assurément, ces prises de conscience sont par nature subjectives, on pourrait dire arbitraires. Peut-être même ne datent-elles rien d’autre que le changement de ceux qui les vivent plus que de ce qu’ils observent ?
Elles datent surtout des événements du temps long, comme des changements de société, mais ne rendent pas compte de la lente réalité des faits qui constituent la matière de ces changements et qui ont essaimés plus ou moins doucement par capillarité dans tout le corps social.
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Tout ceci vous semble bien théorique ? Pourtant ce n’est ni plus ni moins ce que nous vivons ces derniers temps en France : le mouvement d’opposition à la loi Taubira (sursaut de conscience tellement surprenant qu’il faudra revenir en détail sur sa nature et ses causes), malgré l’échec apparent de son but premier, a permis à une multitude de simples citoyens de prendre conscience de l’environnement réel dans lequel nous vivons. Ce n’est pas à un prétendu « pouvoir socialiste » que nous devons ces dénis de démocratie, cette répression policière, c’est hélas à la lente dérive de tout notre édifice politique, culturel et social. Tout ceci n’est pas nouveau, c’était même public, mais paradoxalement invisible parce que nous n’étions pas prêt à voir, pas suffisamment sensibles aux signaux d’alerte.
Et ce n’est que face à une énième transgression que la plupart d’entre nous ont ouvert les yeux, d’abord timidement, plein d’espoir dans notre démocratie, puis de plus en plus effarés devant la rage obstinée du gouvernement et la différence de traitement de la part des forces de l’ordre et de la justice entre les manifestants et les voyous (différence qui serait risible si elle n’était le signe d’une hystérie idéologique qui promet les réactions les plus dangereuses si ce pouvoir venait à être acculéi).
Nous touchons actuellement du doigt combien un système vicié par une idéologie, pourtant de forme démocratique, peut receler de germes totalitaires. La contradiction n’est qu’apparente, elle n’est même choquante que pour ceux qui croient que la démocratie est LE régime ultime. En temps que régime politique, la démocratie n’a aucune valeur intrinsèque. Elle n’est qu’un outil, avec des avantages et des inconvénients. De même que la monarchie ou je ne sais quelle autre forme de gouvernement. Elles n’ont aucune signification propre ou valeur morale : juste celle que nous leur projetons, en fonction de notre regard du moment. Il faut donc tirer toutes les conséquences de notre conscience nouvelle et porter un regard plus détaché et critique sur la chose politique, chose bien trop sérieuse pour être abandonnée à des professionnels.
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Mais cela nous entraîne trop loin : revenons à notre regard sur la situation présente de notre pays. Le regard de beaucoup, disions-nous, en a été radicalement transformé. Et si ne n’est pas une évolution radicale du monde extérieur qui l’a provoqué, mais simplement une évolution de notre posture intérieure, les conséquences n’en seront pourtant pas contenues au for interne, pas plus qu’à des effets marginaux.
Car quand le regard d’un peuple est brutalement ouvert sur sa situation, sorti de sa torpeur quotidienne, nul ne peut prédire ce qui peut en résulter. Nous sommes devant le mystère de ce qui s’apparente à la « conscience commune » d’une nation. Une étincelle lance un feu qui couve. Ce feu a embrasé une partie seulement de la population. Mais cette partie là, maintenant, sait.
Dans le triptyque « savoir – vouloir – pouvoirii », maintenant qu’elle sait que quelque chose ne va pas et sait pourquoi, que va-t-elle décider ? Quand elle décidera, ouvrira-t-elle les yeux sur d’autres problématiques ? Saura-t-elle rejoindre ceux qui luttent aussi contre d’autres oppressions, malheureusement trompés qui par des syndicats largement complices de cette idéologie libérale-libertaires, qui par des coteries économiques et politiques dont le sérieux masque à peine le cynisme ?
Ce qui est nouveau, ce n’est pas le pouvoir auquel nous faisons face pour défendre une certaine vision de l’homme : c’est la conscience que nous avons d’être engagé dans un combat. Pour quelle issue, pour quel enjeu ? Pour reprendre le mot de Raymond Aron, l’enjeu, c’est ce qui est en jeu ; par définition, il faut jouer la partie pour le connaître. Le regard ouvert nous rend enfin libre de jouer cette partie. C’est ça le seul fait -mince mais pourtant réel- véritablement nouveau.
À suivre…
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i C’est d’ailleurs une forme d’hommage de l’ombre à la lumière : toute forme de pouvoir n’a tendance à combattre que ce qui est vraiment dangereux pour lui-même. Notons au passage que c’est la dignité même du service politique que de lutter contre cette tendance pour s’oublier et se consacrer à la défense sincère et vraie des citoyens honnêtes (“Sans justice, les États ne sont que des brigandages organisés aux dimensions massives”, Saint Augustin)
ii C’est une formalisation classique de l’action raisonnée, et à l’usage assez puissante comme outil de conception ou de diagnostic. Pour réussir quelque chose, il faut la connaissance (diagnostic, vision, surveillance…), la volonté (décision, gouvernement, chaîne de responsabilité…) et la capacité (compétences, moyens, contexte sur lequel s’appuyer…).
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