En 2012, la place de la culture et des artistes a semblé bien ténue dans la campagne présidentielle. Dès 2007, ce fait, déjà notable, avait été attribué à une nouvelle génération d’hommes et de femmes politiques, moins férus de culture que leurs aînés : La Princesse de Clèves, brocardée par le nouveau président de la République, en est restée le symbole. Au-delà des personnes ou des générations, la culture générale sortie des concours de la République ou l’histoire de l’art en passe d’être enseignée par les prof de gymnastique, tout conduit à se demander si les politiques culturelles n’ont pas, aussi, une responsabilité dans l’effacement du monde de la culture au sein du débat politique.
Le dernier manifeste
C’est bien ce qu’il ressort de la lecture du « Manifeste des arts visuels » publié par la Maison des artistes (1), qui, forte de ses milliers de membres, entend marquer un soixantième anniversaire revendicatif. Or les manifestes avaient rythmé la marche de l‘Art moderne : celui du Futuriste Marinetti lança, en 1909, le genre avec fracas « à vos pioche et à vos marteaux », suivit par ceux de Dada ou du Surréalisme pestant contre « les êtres révolutionnairement mal intentionnés », textes passés à la postérité. Mais, après les manifestes des années 70 et ceux de l’allemand Beuys, qui rêvait d’un art dilué dans la vie (et d’une « sculpture sociale » réalisée à coup de référendum), le genre s‘était fait rare : le temps des grands récits était passé, on ne croyait plus aux lendemains qui chantent. L‘art, longtemps aventure collective, avec des courants et des groupes faisant loi, voyait alors les artistes se replier frileusement sur leur atelier. Beaubourg n’était pas, en France, étranger à ce repliement, les Frac, Drac et autres « inspecteurs à la création artistique » non plus : ils prirent en main une étatisation de l’Art qu’épingla Marc Fumaroli dans son État culturel. La marchandisation fera le reste. Et l’artiste, aujourd’hui, se trouve affronté à un art officiel inouï, inédit dans l‘histoire. Non plus imposé par de vieux barbons, académiciens, certes, mais artistes quand même, l’art officiel du XXIe siècle est dirigé par une bureaucratie alliée à la finance. Et cet art officiel est sans contrepoids : l’État, L’Église (2), les grands entrepreneurs, tout ce qui possède argent, pouvoir ou légitimité soutient la même mouvance artistique qu’on appelle abusivement Art contemporain. Car cet art est l’art d’une toute petite partie de nos contemporains. Le Manifeste de la Maison des artistes (MDA) le rappelle : « le paysage artistique officiel actuel ne privilégie qu’un petit nombre d’artistes au détriment d’une majorité pourtant extrêmement riche et diverse, et au détriment d’un public dont on restreint et dénie la liberté de choix » ; et depuis 10 ans, outre un glissement « vers le business-art ou financial-art », « il s’est produit une collusion scandaleuse entre l’art spéculatif globalisé et uniformisé et l’État culturel de notre démocratie ».
La MDA le dit sans ambages, tant le fait est criant : les artistes sont « tenus à l’écart par une administration de la culture qui ignore la diversité de la création pour n’avoir d’attention que pour une minorité d’artistes conformes à ce qu’il faut appeler ‘une esthétique d’État’ ».« Depuis trente ans, exactement, nous assistons à une érosion systématique de la place des artistes et de leurs représentants dans les circuits de décision et les choix sur les politiques culturelles ». Depuis trente ans donc, que le vent politique souffle vers la gauche ou vers la droite, la mise à l’écart des artistes se poursuit. Pourquoi s’étonner, dès lors, de leur absence dans le débat politique, de leur réticence à soutenir les uns ou les autres ? La bureaucratie culturelle est au-dessus des partis : M. Aillagon, ancien ministre de la culture d’un gouvernement de droite, introducteur de l’art bling-bling à Versailles… soutient M. Hollande. C’est dire si le système fonctionne en vase clos, poursuivant ses intérêts propres.
Les damnés de la main
Fin 2011, la Maison des Artistes a donc appelé ses adhérents à élaborer ce Manifeste qui, cas rarissime dans l’histoire des manifestes, s’adresse non pas seulement au public ou aux autres artistes, mais d’abord à l‘État. Le manifeste est un genre littéraire qui satisfait à 3 points, ici respectés : refuser un état de fait artistique, en promouvoir un autre et surtout, très important, signer. Ici, le nombre de contributeurs bat des records : 17 000 ! Car la MDA a tenu à consulter tout le milieu : « des avant-gardes aux expressions les plus classiques » autrement dit sans oublier les plus nombreux, les « laissés pour compte des politiques culturelles ». Le rôle d’internet serait à souligner dans la renaissance d’une action collective : grâce au net, les artistes retrouvent, depuis une dizaine d’années, une convivialité évanouie. Il ne faudrait pas que la roublardise étatique, sous couvert de protéger les droits des artistes, leur confisque, via une énième mouture d’Hadopi, cette liberté retrouvée.
Pour « inscrire dans un temps historique l’exaspération des artistes créateurs », la MDA a choisi le moment où les historiens s’intéressent à nouveau à ce fait majeur de la vie intellectuelle et politique : le manifeste. Vient de paraître en librairie, Démocratie et Révolution, cent manifestes de 1789 à nos jours, un ouvrage de référence dont Stéphane Courtois est un des maîtres d’œuvre (3) et qui éclaire un leit-motiv du manifeste des Arts visuels : « les pouvoirs publics depuis trente ans ont failli à leur mission d’encouragement et de développement de la diversité de la création et des créateurs » et le manifeste de revendiquer « l’expression de toutes les diversités » et même : cette « liberté de toutes les diversités », « il faudra l’arracher aux pouvoirs publics ».
Dans Démocratie et Révolution, le chapitre « Vie et mort des manifestes artistiques » (4) démontre que le premier manifeste de l’Art moderne n’est pas celui de Marinetti, comme on se plait à le croire. Bien avant lui, en 1891, l’excentrique et esthète Sar Péladan publia dans Le Figaro le proto-manifeste des arts plastiques pour la période moderne, celui du Salon Rose-Croix. Or ce texte n’est pas révolutionnaire comme celui de Marinetti qui, pour la première fois, demandait aux artistes de détruire les musées et toute forme de tradition. Péladan lui, prend la défense du « Beau contre le laid, du rêve contre le réel, du Passé contre le présent infâme, de la Tradition contre la blague ». Le manifeste pictural n’est donc pas né offensif mais défensif : « à la race latine qui va mourir, nous préparons une dernière splendeur, afin d’éblouir et d’adoucir les barbares qui vont venir ». Il convient aussi de souligner que bien des mouvements d’Art moderne se passeront de manifeste : les impressionnistes n’auront qu’une œuvre-manifeste, « Impression soleil levant » de Monet, mais point de texte signé; les pointillistes, si méticuleux mais presque tous anarchistes, sont dans le même cas. Rien pour les Fauves ni pour les Cubistes. Apollinaire sera l’auteur, en 1913, d’un manifeste qui tient, pour une part, de la farce : « l’Antitradition futuriste, Manifeste-synthèse », « synthèse » le mot clé est lâché. Car Apollinaire commence par crier « à bas le passéisme ! » alors que Marinetti hurlait pour faire du passé table rase.
Et c’est toute la différence entre modernité de synthèse et modernité de rupture. En 1909, avec le Futurisme, c’est cette modernité de rupture, celle des avant-gardes, qui s’impose et va confisquer la modernité de synthèse qui s’accommodait fort bien, jusque là, d’une innovation qui fût sœur de la tradition et œuvrait avec le meilleurs de son temps et non pas contre lui. Cette modernité de synthèse, soit se passe de manifeste, soit en produit de défensifs dans la lignée de Péladan. Certains modernes, et non des moindre, se sont méfié de l’idée d‘avant-garde, comme Baudelaire : « Les poètes de combat. Les littérateurs d’avant-garde. Ces habitudes de métaphores militaires dénotent des esprits non pas militants, mais faits pour la discipline, c’est-à-dire pour la conformité, des esprits nés domestiques. »
L’histoire des manifestes fait donc clairement ressortir le clivage des deux définitions de la modernité. Longtemps ces deux pôles arrivaient, tant bien que mal, à pulser, à palpiter, puis l’Etat s’en est mêlé et a systématiquement privilégié la modernité de rupture, celle des « avant-gardes »… jusqu‘à éradiquer les tenants de la modernité de synthèse. Voilà l’origine historique de ce que le manifeste de la MDA appelle « une ségrégation artistique ». À suivre…
> Le blog de Christine Sourgins
1. La MDA assure une mission de service publique (association agrée par l’État elle gère les assurances sociales des artistes) et d’autre part elle remplie une mission d’intérêt général : l’accompagnement des artistes dans leur vie professionnelle.
2. Aude de Kerros, Sacré Art contemporain : Evêques, inspecteurs et commissaires, Éditions Jean Cyril Godefroy, parution en mai 2012.
3. Démocratie et révolution, Presses universitaires de l’ICES, éditions du Cerf, 2012.
Voir aussi Antje Kramer, Les grands manifestes de l’art des XIXème et des XXème siècles, Beaux-Arts éditions, 2011.
4. Chapitre X, Christine Sourgins, in Démocratie et révolution op.cit. p. 567 et ss.