par Philippe Duplessis
C’est dans l’indifférence internationale générale que les meurtres de fermiers blancs – le plus souvent précédés de tortures innommables – se multiplient aujourd’hui dans une Afrique du Sud post-apartheid livrée aux démons de la criminalité et de la corruption au plus haut niveau de l’État. Quelque cinquante meurtres, toutes catégories de population confondues, ont lieu quotidiennement dans ce pays, soit dix fois plus que la moyenne aux États-Unis d’Amérique. En ce qui concerne les meurtres dans les fermes cela fait déjà un bon moment que la police sud-africaine ne fournit plus de statistiques. Les statistiques compilées par l’Union Agricole du Transvaal en Afrique du Sud (TAU SA) font état du meurtre de 1081 fermiers commerciaux blancs entre 1990 et 2016. Durant la même période, 60 fermiers noirs ont été assassinés, chiffre qui doit naturellement être analysé à la lumière du fait que les fermiers commerciaux noirs sont très minoritaires par rapport aux blancs. Ces chiffres ne font cependant pas état des ouvriers agricoles noirs ou métis tués lors des attaques dans les fermes des « boers ».
On peut certes tâcher de relativiser les statistiques concernant les fermiers blancs (ils sont environ 32000 aujourd’hui) en prétextant de leur proportionnalité par rapport à la démographie générale du pays. Il n’en reste pas moins que la connotation politique de ces meurtres (onze durant les trois premières semaines du mois de février, dont quatre membres d’une même famille) leur accorde une signification très particulière. Le président sud-africain Jacob Zuma n’a-t-il pas lui-même entonné, lors des grands meetings de l’ANC (African National Congress), le fameux chant qui a marqué l’ère de la lutte pour la libération de la domination blanche: « Tuez le fermier, tuez le Boer » (Dubula iBunu en zoulou) lequel est un véritable appel au meurtre des blancs? En tant qu’il véhicule un discours de haine contraire aux valeurs de la nouvelle constitution sud-africaine, ce chant avait été interdit en 2012 par une haute cour de justice. Cependant, à l’époque le secrétaire général de l’ANC, Gwede Mantashe, avait argué du fait qu’il serait de toutes manières impossible d’appliquer une telle décision: une manière d’éluder la question éthique en suggérant que le de jure n’avait qu’à se soumettre au de facto de la haine et de l’appel au meurtre. Les récentes déclarations de Zuma allant dans le sens d’une expropriation générale des fermiers blancs sans compensation financière aucune, ont fait monter la tension d’un cran. A l’opposé, le roi traditionnel des Zoulous, Goodwill Zwelithini, âgé de soixante-huit ans, a très récemment tenu des propos bien différents, empreints d’un grand sens de la responsabilité et de l’intérêt national: selon lui, le meurtre d’un fermier blanc ne devrait pas susciter la colère de la communauté blanche seulement, mais de la nation sud-africaine dans son ensemble, car il s’agit à chaque fois du meurtre d’un sud-africain. De la même manière, a-t-il ajouté, toute parole raciste prononcée à l’encontre des noirs par une personne de la communauté blanche ne devrait pas susciter l’indignation de la communauté noire ou métisse seulement, mais de chaque sud-africain, précisément pour la même raison.
La rhétorique employée par Jacob Zuma est sans doute en premier lieu destinée à donner des gages à l’aile située à l’extrême gauche de l’ANC, entrée en dissidence avec la création du mouvement Combattants pour la Liberté Économique (EFF) par Julius Malema: cet ex-dirigeant de la ligue pour la jeunesse de l’ANC a été exclu du parti en 2012 en raison de son opposition aux caciques du parti et de son propre discours radicalisé. Il n’en reste pas moins que dans un contexte de restitution des terres édicté dès 1994 par le Restitution Act, et faisant souvent l’objet de longues et difficiles procédures judiciaires, cette rhétorique n’est rien d’autre qu’un appel du pied lancé à tous ceux qui trouvent que ladite restitution doit s’effectuer de manière expéditive. Je laisse ici de côté la question des compétences respectives des fermiers issus de différentes communautés sud-africaines, et de la productivité agricole en baisse dans un pays qui jusqu’il y a environ quinze ans était non seulement auto-suffisant, mais exportait ses productions dans la sous-région d’Afrique australe. A titre indicatif, les statistiques gouvernementales font état d’un recul des exportations agricoles sud-africaines (par rapport aux échanges mondiaux dans ce domaine) de 1,5% en 1961 à 0,6% en 2007. Il est également important de noter que dans la grande majorité des cas, les réclamations de noirs concernant une terre dont ils ont pu juridiquement faire valoir qu’elle leur revenait de droit, se soldent par une compensation financière. Cette tendance indique qu’ils n’ont en effet que peu d’intérêt pour une activité de ferme commerciale (assez risquée, notamment en raison du climat extrêmement sec de nombreuses régions d’Afrique du Sud), et souhaitent plutôt acquérir une propriété en milieu urbain où ils sont le plus souvent installés.
Ce n’est donc certainement pas en vue d’une production agricole plus performante que Julius Malema ou Jacob Zuma lancent des appels à l’expropriation des fermiers blancs, donc chacun sait qu’elle ne ferait qu’aboutir au désastre économique et humain qui a frappé le Zimbabwe voisin à la suite d’une action de ce type menée par le vieux dictateur Robert Mugabe il y a quelques années. Il ne s’agit de rien de moins que de dénier à la communauté blanche le droit d’exister sur le sol africain, puisqu’ils sont purement et simplement considérés comme colons ou envahisseurs. Ce que contestent les Afrikaners en particulier, notamment par la voie de leurs représentants culturels et économiques les syndicats Solidariteit et Afriforum, arguant de ce que l’Afrique du Sud est la terre de leurs ancêtres, pour certains depuis bientôt quatre siècles. Les propos de Goodwill Zwelethini leur auront apporté du baume au cœur, lorsque celui-ci a notamment déclaré que c’est aussi au contact des Afrikaners (et quel contact lorsque l’on pense à la bataille de Blood River en 1838 !) que la nation zouloue s’est forgée son identité, leur reconnaissant par là un droit d’existence sur le sol sud-africain au même titre que les autres tribus africaines, même si – a-t-il précisé – des contentieux ou des différends entre les communautés nécessitent d’être résolus, mais au niveau local.
En dehors de l’épineuse question de la terre et de qui en est le propriétaire légitime au terme d’une histoire bien mouvementée ces deux derniers siècles, c’est pour très peu de choses que l’on vous assassine en Afrique du Sud aujourd’hui, que ce soit à la ferme ou en ville (sans même parler d’une culture généralisée du viol des femmes, avec ou sans meurtre au bout): un téléphone portable, quelques Rands, quand ce n’est pas simplement votre faciès blanc, ce qui fut le cas il y a quelques mois pour Minki Aucamp, lycéenne de 18 ans habitant la ville de Springs, abattue à bout portant en pleine rue un soir vers 19h, alors qu’elle se rendait à pied chez une camarade de classe pour réviser son examen de Matric (baccalauréat): rien de particulier ne lui fut en effet dérobé. Pour cette descendante de Huguenots français (famille Auchamp) ayant dû quitter la France au moment de la Révocation de l’Édit de Nantes à la fin du 17e siècle, l’idéal de la nation « arc-en-ciel » s’est fracassé avec sa jeune vie brutalement emportée sans préavis. Enfant unique d’un couple qui avait attendu dix ans avant de l’avoir, elle est devenue le symbole de ces meurtres purement racistes qui ont aussi leur équivalent dans l’autre sens, aucun d’entre eux ne pouvant évidemment trouver une quelconque justification. L’affaire Oscar Pistorius démontre aussi, si besoin était, qu’une culture de violence prévaut à un degré sans parallèle dans l’Afrique du Sud d’aujourd’hui: les meurtres familiaux dans lesquels sous tel ou tel prétexte (souvent pour raison d’insolvabilité) un époux et père de famille abat sa famille tout entière avant de se donner la mort, y sont courants.
Les dirigeants sud-africains ne semblent en revanche n’avoir de cure ni pour les victimes noires de la violence quotidienne, et moins encore pour les victimes blanches. Pas davantage pour les laissés pour compte d’une économie marquée par un taux de chômage qui s’élevait à 26,5% en janvier 2017. Alors que les écarts de niveau de vie au sein même des communautés noires atteignent des niveaux jamais observés, et que la mendicité se généralise à tous les carrefours des rues et des avenues, les bidonvilles et camps de squatters de blancs se multiplient dans les banlieues des grandes villes, à Pretoria-ouest en particulier. Dénoncés au Parlement comme incompétents et corrompus par la voix de l’opposition officielle (l’Alliance Démocratique, qui a remporté l’an dernier une première grande victoire électorale dans les municipalités de Tshwane-Pretoria, Johannesbourg et Port Elisabeth), ces dirigeants parviennent pourtant encore à maintenir un règne délétère marqué par la collusion avec quelques familles d’affairistes indiens, tels les Guptas. La présidence de la république n’a-t-elle pas, il y a quelques années, privatisé la base aérienne de Waterkloof à l’occasion d’un mariage au sein de cette illustre famille ? Les scandales financiers à répétition qui s’attachent à la personne de Jacob Zuma (tels les travaux pharaoniques d’embellissement et de protection de son village privé de Nkandla, dans la province du KwaZulu-Natal, s’élevant à quelque 17 millions d’euros tirés de fonds publics) ne semblent pas pouvoir mettre un terme à sa longévité politique, et ce malgré une fronde interne à l’ANC qui voudrait bien se défaire d’un président devenu extrêmement impopulaire – toutes catégories d’électeurs confondues – afin de ne pas perdre les élections générales de 2019. Un récent éditorial de Matthew Posa, ancien premier ministre ANC de la province de Mpumalanga (est du pays) a encore supplié Jacob Zuma de démissionner, tout en reconnaissant la honte que lui inspirent les voies empruntées par son propre parti. Mais Zuma n’a-t-il pas affirmé lui-même à plusieurs reprises avec la plus grande sérénité que l’ANC continuerait de gouverner l’Afrique du Sud jusqu’au retour de Jésus-Christ ?… Le rapport du Protecteur Public (la très courageuse Thuli Madonsela) sur cette affaire Nkandla, fut publié le 19 mars 2014, pratiquement vingt ans après l’élection historique du 29 avril 1994 qui vit l’accession de l’ANC au pouvoir. Durant sa présidence entre 1994 et 1999, Nelson Mandela avait eu l’occasion de fulminer ouvertement contre le niveau de corruption de ses propres amis et alliés de l’ANC, allant même jusqu’à s’écrier un jour qu’on n’avait jamais vu cela, même sous le gouvernement honni du Parti National (blanc), au pouvoir entre 1948 et 1994. Il n’en reste pas moins qu’un des fruits de sa présidence aura été la perpétuation de cette classe corrompue qu’il aura amenée avec lui au pouvoir, et à laquelle il aura transmis sans états d’âme les rênes de ce pouvoir. Qui a le courage et la lucidité de le dire sans ambages aujourd’hui ?
Il y aura bientôt soixante-dix ans, justement en 1948, qu’Alan Paton décrivait dans son roman devenu célèbre dans le monde entier « Pleure ô pays bien-aimé » (Cry the Beloved Country) la misère provoquée par l’urbanisation massive des noirs sud-africains attirés par les emplois dans les mines d’or. Si aujourd’hui une classe moyenne de noirs, studieuse et laborieuse, tâche de s’élever socialement par un travail ardu et de grands sacrifices afin de permettre à la génération suivante de jouir de meilleures conditions matérielles, elle est hélas encore très loin de jouer le rôle politique qui devrait être le sien. En revanche, l’idée selon laquelle l’accès à l’université et la gratuité de l’enseignement supérieur devraient être automatiques pour tous, quel que soit leur niveau scolaire, enflamme littéralement un certain nombre de campus sud-africains, provoquant des dégâts considérables: drôle de vision de la construction d’une nation de la part des ces « étudiants-émeutiers », consistant à tout saccager et brûler devant soi lorsqu’on n’obtient pas ce qu’on estime être un droit inaliénable. Même s’ils sont minoritaires, c’est l’image déplorable d’une jeunesse africaine à la fois violente et irresponsable qu’ils contribuent à répandre en bloquant la poursuite des cours et paralysant les activités universitaires.
Les jeunes sud-africains nés en 1994, l’année de la toute première élection multiraciale en Afrique du Sud, ont aujourd’hui 23 ans. Qu’ils soient noirs, indiens, métis ou blancs, ils n’ont pas connu les années précédant cette élection et le régime qui prévalait alors. La lassitude des jeunes noirs vis-à-vis d’une génération de dirigeants chantant ses propres louanges et qui ne cesse de leur inculquer la saga de la lutte de libération menée contre l’apartheid, est patente. Paradoxalement, cette lassitude aboutit à une radicalisation progressive d’un grand nombre, tenté par le discours trop facile du bouc émissaire blanc tout désigné que leur propose l’EFF de Julius Malema.
Quant aux jeunes blancs, la discrimination à rebours pratiquée à tous les niveaux par le gouvernement par le biais du B.E.E. (Développement Économique des Noirs, programme lancé en 2003) est une réelle source de frustrations et de découragement qui aboutit souvent à l’émigration, du moins pour ceux qui y ont accès, puisqu’émigrer est un véritable parcours du combattant. Car avec le B.E.E. l’Afrique du Sud d’aujourd’hui est une démocratie raciale ou tout emploi public, toute attribution de marchés publics sont soumis à une classification entre noirs et blancs, les premiers étant systématiquement favorisés afin, selon l’expression consacrée, de redresser les injustices et déséquilibres du passé. Dans ce cadre, les indiens sont assimilés aux noirs (les chinois travaillant en Afrique du Sud aussi, d’ailleurs – coopération avec Pékin oblige !) tandis que les innombrables immigrés de pays africains tels que le Zimbabwe ou le Malawi sont, eux, rangés dans la catégorie des blancs (sic!). Au bas de cette échelle de priorité se trouve donc l’homme « blanc », alors qu’en haut se situe la femme noire sud-africaine, valorisée dans le cadre de la lutte contre les mentalités patriarcales et la discrimination sexiste, ces deux extrêmes séparés par une série de chaînons intermédiaires. Or, si de nombreux secteurs de la population blanche bénéficient encore de conditions économiques très avantageuses, ainsi que d’une expérience professionnelle transmise par la famille ou par d’autres structures sociales, un nombre croissant décroche, rejoignant les bidonvilles évoqués plus haut. Il est d’ailleurs tout à fait faux de croire que cette classe de blancs pauvres (qu’ils soient afrikaners ou anglophones), n’a vu le jour que depuis la fin de l’apartheid. En réalité elle n’a fait que s’accroître, existant depuis les années de la grande dépression, il y a bientôt un siècle. C’est d’ailleurs pour elle que l’administration britannique de l’époque avait mis en place le Job Reservation Act de 1926, leur favorisant l’accès à certains emplois qualifiés dans les mines, et l’interdisant aux non-blancs, ce qui n’a clairement jamais résorbé le problème qu’on cherchait alors à résoudre, tout en en créant de nouveaux.
Comment espérer aujourd’hui une véritable réconciliation entre des groupes qui, alors qu’ils se rencontrent et travaillent ensemble au quotidien, se regardent plus que jamais en chiens de faïence une fois la journée de travail terminée et chacun rentré chez soi? Le retour des kommandos boers sécurisant les zones rurales pour pallier à l’incapacité de la police de faire régner la sécurité, le surarmement des blancs (toutes zones confondues) sont autant de signes que le rêve d’une nation « arc-en-ciel » issue des élections de 1994 s’est transformé en véritable cauchemar. Certes l’Afrique du Sud, pays émergent, sait faire preuve d’un grand dynamisme sur le plan économique et peut compter sur un système bancaire à la fois stable et développé. Ses ressources minières (le platine en particulier, concentré dans la province du Nord-Ouest, aux alentours de Rustenburg) en font toujours un pays stratégique sur le plan mondial. Certes des signes encourageants sont toujours palpables : des actions communes au sein d’une jeunesse pacifique qui refuse de se laisser aller au fatalisme, sont autant de manifestations d’énergies et de volontés regardant le futur ensemble. Nombre d’églises chrétiennes collaborent à des projets missionnaires ou diaconaux au-delà des barrières ethniques: elles sont véritablement à cet égard sel de la terre, donnant à la fois saveur à la vie communautaire et oeuvrant à préserver le tissu social. Il n’en reste pas moins qu’en Afrique du Sud comme ailleurs, l’impulsion donnée par les gouvernants, leur propre conduite, leurs priorités, le respect du bien public, les normes adoptées pour conduire les politiques et, au-dessus de tout, une grande clarté sur le fondement ultime de ces normes, sont des facteurs essentiels pour éviter que la déliquescence et la désintégration ne deviennent générales. En l’absence de cette clarté et de ces normes, seuls le chaos et l’anarchie prendront le dessus à plus ou moins court terme.
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