Entre le 9 Novembre 1989, le jour où le mur de Berlin tomba et le 26 Décembre 1991, date de la dissolution de l’URSS, le monde de l’après-seconde guerre mondiale a paru se transformer totalement. L’« Empire du Mal », s’était effondré à force d’avoir mobilisé ses moyens matériels dans une folle course aux armements et épuisé sa population, lasse des restrictions et des engagements coûteux en vies humaines dans des pays où désormais les guérillas étaient dans le camp d’en face. Les Etats-Unis avaient gagné. Leur défaite au Viet-Nam avait attiré leurs adversaires dans une conquête impérialiste qui s’avérait victorieuse face à Carter, et qui se heurta à la contre-attaque de Reagan, avec la « guerre des étoiles » dans une main et les « contras » dans l’autre. L’URSS ne tint pas le choc et éclata. La fin d’un régime sclérosé et longtemps dirigé par des paranoïaques libérait apparemment le monde de ses angoisses. L’Amérique oubliait le Viet-Nam, retrouvait son esprit de missionnaire du droit et de la liberté. Unique super-puissance, elle pouvait intervenir à la tête de ses alliés pour chasser Saddam Hussein du Koweit. Cette illusion a été de courte durée. Le monde est toujours aussi dangereux, et peut-être davantage. Au milieu des années 1990, Henry Kissinger avait écrit un remarquable ouvrage sur l’histoire de la diplomatie mondiale, et sur les conceptions qui inspiraient le rôle que l’Amérique jouait sur cette scène. Celui qui avec un grand talent avait conduit, sous le Président Nixon, la politique de rapprochement entre la Chine et les Etats-Unis et donc saisi l’opportunité de la séparation des deux géants communistes, y livre des prévisions et des préconisations qui éclairent la situation actuelle. Trois thèmes méritent d’être soulignés. D’abord il désigne trois types d’Etats qui vont être la sources des difficultés, voire des conflits: les « éclats » des empires qui se désintègrent dont l’Ukraine est le parfait exemple ; les nations post-coloniales et leurs frontières arbitraires dessinées par les puissances impériales qui trouvent une illustration dramatique dans la lutte entre les Kurdes et le prétendu « état islamique » aux confins de l’Irak, de la Syrie et de la Turquie ; les Etats-continents dont la puissance de chacun devra être contenue par les autres pour soutenir l’équilibre mondial : la Chine et l’Inde, puissances nucléaires, aux relations incertaines, la Russie, humiliée et résiliente, les Etats-Unis à nouveau dans un monde multipolaire et toujours aussi écartelés entre leurs discours, leurs rêves missionnaires et leur tentation de repli sur soi. Dans cette nouvelle donne, Kissinger dessine trois silhouettes dangereuses pour Washington : la Chine qui peut rejoindre et dépasser les Etats-Unis par sa puissance économique d’abord, militaire ensuite ; la Russie qui ne se console pas de l’empire disparu, dont la nostalgie réveille un nationalisme doté de moyens d’action redoutables ; l’Islam fondamentaliste. Point n’est besoin de saluer la justesse de la prévision alors que les fondamentalismes sunnite et chiite s’affrontent au Moyen Orient. Parmi les réponses que « Dear Henry »proposait d’apporter à ces menaces, on peut également en retenir trois. En premier lieu, il rappelle que les périodes de paix les plus longues et les plus stables n’ont guère correspondu à la conception « morale » de la politique menée par les Etats-Unis, que ce soit la croisade pour la paix et la démocratie ou que ce soit le retrait, dégoutté, de l’Oncle Sam, sous sa tente, loin des turpitudes européennes. Le modèle en est fourni, bien avant que l’Amérique compte sur la scène internationale, par l’Europe du Congrès de Vienne. Les gouvernements européens, unis par leur conception politique conservatrice au lendemain de l’effondrement de la France révolutionnaire et impériale, dans la Sainte-Alliance, visent clairement leur intérêt national avec réalisme et sont préservés de la guerre par l’équilibre des forces, et l’endiguement de l’expansion française. C’est dans le fond ce genre de situation que Kissinger suggère de construire à nouveau. Si l’on actualise sa pensée, quel que soit l’éloignement des Etats par rapport à l’idéal démocratique, leur intérêt commun est de museler le facteur de déséquilibre essentiel qui réside dans l’extrémisme musulman, du Nigéria à la Chine ou aux Philippines en passant bien sûr par le Moyen-Orient, mais aussi par les communautés immigrées des Etats à majorité chrétienne. Sur ce plan, les intérêts de la Russie et de l’Amérique sont les mêmes et il est absurde qu’Obama s’obstine à chasser deux lièvres à la fois, la conversion démocratique, par la force ou la pression, de la sphère d’influence russe et l’étouffement jusqu’ici totalement infructueux de l’islamisme virulent. La tragédie syrienne est la conséquence de ce manque de discernement. En second lieu, Kissinger considère que l’Europe cessera de jouer un rôle important, faute d’unité. Or, il souhaite que l’Europe portée par le contrat entre la puissance économique allemande et la primauté politique puisse être l’un des « grands » par ailleurs en phase avec l’Amérique. L’oligarchie européenne suit plus ou moins ce programme. Mais, la France perd de son poids. Les peuples sont déçus. La prédominance de l’Allemagne, le fonctionnement de plus en plus technocratique des institutions, les différences d’approche quant aux relations à avoir avec les Etats-Unis et la Russie ne vont pas dans le sens d’une union plus forte, mais au contraire dans deux directions opposées : la désintégration régionale et le désir de souveraineté populaire. Enfin, l’ancien conseiller de Nixon, admirateur de Richelieu, de Metternich et de Bismarck, appelle son propre pays à substituer à l’esprit missionnaire de l’ »élargissement de la démocratie » une définition claire de son intérêt national. Le premier, tel que l’avait défini Clinton, a justifié ensuite la désastreuse intervention en Irak, sous G.W. Bush et conduit encore Obama à s’arroger le droit et le devoir de modeler l’évolution interne de la Russie, aujourd’hui. Le second écarterait les soupçons excessifs, mais permettrait des relations plus franches avec la Russie et la Chine qui se rapprochent à nouveau. L’accident qui a frappé le PDG de Total est révélateur des insuffisances du développement de la Russie. L’aider, plutôt que de la soumettre à des sanctions, respecter son désir de sécurité en évitant de laisser l’OTAN battre ses frontières, éviter d’humilier son nationalisme volontiers expansionniste, reconnaître à Vladimir Poutine la légitimité qui est la sienne, en somme faire le contraire de ce que fait Obama, tel pourrait-être le conseil de « Dear Henry ».
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