Ah ! Cette saleté de mot !
Cette saloperie d’idée, qui enferme l’Autre (avec majuscule, s’il vous plaît, alterophilie oblige) dans l’étroite définition qui lui est assignée ; réduit à son sexe, à son origine, à son phénotype !
Ennemi de tout réductionnisme, je vais me faire l’avocat du diable.
Messieurs les jurés, Mesdames les jurées, l’accusé est bien coupable. Je vais plaider les circonstances atténuantes, et tenter de démontrer que chacun(e) abrite en lui (et elle) cette bête malfaisante, que l’on nommera au choix stéréotype, idée reçue, archétype, préjugé… comme le diable peut être Satan, Méphistophélès ou Lucifer.
Veuillez, Mesdames et Messieurs, considérer la scène suivante : un homme (une femme) avance vers vous d’un pas décidé, un rictus cruel sur son visage, un couteau à la main.
Vous concluez illico : voilà quelqu’un qui en veut à ma peau si perforable.
Erreur ! Cette personne, en retard pour son travail à la boucherie halal du coin, est simplement affligée d’une déformation faciale dont elle ne peut mais. Vous l’accusez injustement. Vous avez été victime d’un stéréotype, non d’un(e) présumé(e) assassin(e).
Vous m’objecterez : oui maiz’enfin, il est probable… et je tiens à l’intégrité de mon épiderme.
Je vous répondrai : bravo. Vous venez de prononcer les mots qui plaident en ma faveur. La probabilité d’une chose, plus ou moins haute, entraîne une évaluation entachée d’un préjugé, et cela d’autant plus que l’enjeu est important, et que la réaction doit être rapide.
Un guide assez sûr
J’admets que mon exemple peut paraître caricatural, excessif. Quel rapport peut-il y avoir entre une réaction instinctive de combat ou de fuite (je vous déconseille la première option), et l’odieuse attitude consistant à enfermer une catégorie de personnes dans une sorte de ghetto statistique, un tiroir bien verrouillé où elles sont sommées de demeurer ? C’est à leur égard une profonde injustice, et l’esprit de justice est une vertu majeure.
Je vais développer deux types de considérations, en réponse à la question : pourquoi existe-t-il des préjugés ?
L’exemple précédent indique comment ils se construisent : quelques informations élémentaires (rictus, attitude hostile, couteau) à partir desquelles notre système nerveux central donne un ordre qui peut se traduire par « courage, fuyons ».
Cette réaction est nécessairement non-intellectualisée. Elle est bâtie sur une expérience collectée durant les millions d’années de l’Évolution. L’organisme le plus simple, l’amibe unicellulaire, esquive à sa façon un environnement défavorable, bien que dépourvue d’organes locomoteurs et du moindre système nerveux. Nous faisons de même quand nous éloignons notre doigts d’une allumette enflammée, sans nous interroger sur ce qu’est un doigt, ce qu’est le feu, et pourquoi ça fait mal. Quelque chose nous dit que se brûler est douloureux, et que, au vu d’une attitude hostile, il y a urgence à traiter cette information, et non à la suite de délibérations intellectuelles. Tous les êtres vivants savent cela, du plus simple au plus évolué, pour la simple raison que s’ils ne le savaient pas, ils n’existeraient pas. Le traitement de ce type d’information est indispensable à la survie de l’individu, donc de l’espèce (pour ce qui est des super-espèces que sont les sociétés humaines et animales, nous verrons plus loin).
J’entends ronchonner : nous ne sommes pas des animaux, nous n’obéissons pas à nos instincts.
(Voire. Nous y obéissons plus souvent qu’on ne le croit, et pas toujours aux meilleurs. Mais l’instinct est un guide assez sûr, je le constate quand je vois des crabes de plage grimper aux cocotiers à l’approche d’une marée cyclonique, sans avoir écouté Météo France, mais passons).
De gros vantards
Chez l’homme, le développement du néocortex a fait que l’homme (et la femme) possède plusieurs cerveaux, l’un tout beau tout nickel, d’autres plus ou moins archaïques, mais bien utiles quand même. Ces différents cerveaux discutent, délibèrent, se contredisent parfois de façon anarchique, prennent autorité les uns sur les autres.
Dans nos cerveaux anciens se sont accumulées par strates successives des informations du type « c’est chaud, j’enlève mon doigt », et plus tard du type « attitude hostile, gros balèze, je me barre ».
Dans notre néocortex sont stockées des informations infiniment plus nombreuses, les capacités de les extraire et de les comparer, d’explorer mentalement le monde réel et le monde des idées.
Sous la boîte crânienne, c’est un peu la Tour de Babel. Le langage de l’émotion et des réflexes innés voisine avec celui de la pensée analytique. Ceux et celles qui se croient dépourvus de cerveau reptilien, et croient n’obéir qu’à la logique, sont de gros vantards.
(Le lecteur aura la bonté de mettre désormais au féminin tous les mots au masculin, afin d’être équitable, et ça m’ôtera un travail fastidieux).
C’est notre néocortex qui nous demandera, une fois revenu sain et sauf à la maison, un peu essoufflé : cet homme au couteau me voulait-il vraiment du mal ?
C’est lui qui nous demandera : n’ais-je pas mal agi en obéissant à un préjugé ? Ais-je contrevenu à la haute vertu de justice ?
Éthique de responsabilité
Vertu de justice (absence de jugement a priori) et vertu de prudence sont dans la pratique comme deux canassons tirant chacun de leur côté. Il y a bien un point d’équilibre, et j’imagine le situer dans l’acceptation de nos cerveaux anciens et nouveau, qui chacun joue son rôle. Ni animaux ni purs esprits, céder au premier conduit à l’abêtissement, le nier exclue tout un « savoir » inné au profit du pur intellectualisme : amputation, dans les deux cas, d’une partie de nos capacités cognitives. Le simple « bon sens » fait souvent appel aux deux.
Esprit de justice et esprit de prudence tiraillent en des sens divergents, entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité. L’idée de l’a priori, du préjugé, s’appuie sur la probabilité d’une conséquence construite sur l’expérience. Quand les Juifs étaient traqués par la Gestapo, ou les Koulaks par les sbires de Beria, ils ne supposaient pas que les bottes qui frappaient à la porte appartinssent à des hommes venus leur souhaiter shama tova, ou partager une bouteille de vodka.
Ils avaient construit des stéréotypes, fort bien informés, du SS et du coco flingueur.
Une évidente absurdité
Le cerveau « automatique » nous fait obéir à des a priori empiriques indispensables à la survie. Le cerveau nouveau, analytique si l’on veut, construit et sur-construit à partir de probabilités admises comme opérationnelles, dont l’éventail d’exactitude parcourt une trame va du quasiment sûr au franchement erroné, en passant par le presque certain et le probable. À un certain point, il y a de l’abus, comme dirait l’autre, d’autant plus que certaines « vérités » peuvent se révéler obsolètes à la lumière d’une information plus complète. À quel moment un cliché devient une fausse pièce d’identité ?
Présenter toute généralisation comme abusive (le fameux il-ne-faut-pas-généraliser) est une évidente absurdité. Toute pensée s’appuie sur des concepts, qui sont autant d’extractions de constantes, en “oubliant” les diverses variations de l’objet considéré. Les pommes peuvent être d’api ou de reinette , toujours elles tombent. Newton en tire la théorie de la gravité.
En généralisant.
“Devenue sport national des pseudo-élites, la chasse aux préjugés bat son plein.
Jamais, sans doute, dans un monde voué à être conflictuel, l’impudence de ceux qui nous gouvernent n’a eu pour corollaire autant d’imprudence.”
Ici intervient un paramètre essentiel, qui éclaire notre scénette de l’homme au couteau. L’intensité d’un danger est chose différente que sa fréquence. La réaction auto-conservatrice tient compte en premier lieu de la « hauteur » du risque. Traverser une rue piétonne les yeux fermés expose à une probabilité assez élevée de se heurter à un passant. Pas grave ! Traverser les yeux bandés une voie ouverte aux automobiles, même rares, personne ne s’y risquerait : danger de fréquence similaire, mais de haute intensité !
Un préjugé se construira plus facilement, et solidement, quand le danger est ressenti comme immédiat, et de forte intensité. Le sentiment (argumenté) que son territoire est envahi provoquera ce type de phénomène, réflexe qui peut être considéré comme regrettable, mais nécessaire à la conservation d’un espace géographico-culturel gardien de ressources, de coutumes intériorisées, de certains modes de vie, d’une culture spécifique, et cela jusqu’aux règles de politesse comprises comme un civisme.
Douce et inoffensive
Nous nous déplaçons sans en être pleinement conscients dans un système de valeurs, un système de références. Nous portons en nous une vaste collection de stéréotypes, jusqu’à en attribuer aux animaux. L’aigle – qui doit ses yeux rapprochés au besoin d’avoir une très bonne vision stéréoscopique – est ressenti comme noble, impérieux, cruel. Le serpent au déplacement sinueux sera taxé de fausseté. Là, il y a vraiment de l’abus !
Ainsi, un homme dont le visage a certains traits « durs » (yeux enfoncés dans les orbites, bouche mince par exemple), apparaîtra comme décidé, méchant ; alors que la femme aux lèvres ourlées, au visage lisse, sera vue comme douce et inoffensive (par analogie au visage enfantin) alors que foisonnent les exemples du contraire !
Structuration
Tout phénomène touchant à la morphologie et au psychisme n’existe qu’en fonction d’une nécessité. Le chat a des griffes recourbées pour attraper des souris.
À quoi sont utiles les préjugés ?
Ils servent sans doute à guider nos actions, au niveau infra-rationnel. On n’a pas toujours le temps de faire dans la dentelle. Les préjugés et autres stéréotypes font dans le gros, parfois dans le grossier. Le cerveau supérieur fait dans le détail..
Les préjugés sont comme un savoir peu élaboré, un “c’est comme ça” ayant pouvoir de structuration.
La pensée pure peut s’élever au-dessus de cette sagesse prudentielle, elle ne saurait l’éradiquer (avec toutes les chances d’insuccès) sans danger. Les lois qui gouvernent les systèmes de parenté chez les peuples primitifs ne s’appuient pas sur des notions génétiques avertissant des dangers de l’endogamie. Elles étaient pourtant efficaces, en empêchant les unions plus ou moins incestueuses.
Quand on passe de l’individu au supra-individuel (les sociétés animales et humaines), les préjugés ne sont pas moins opérants afin de structurer le groupe. Le squelette structure le corps, au prix d’une perte de souplesse, mais permet la station debout. Les civilisations sont charpentées par un ensemble de représentations plus ou moins automatiques, et cette cohésion se paie au prix d’une certaine rigidité. L’idée que les groupes humains se font d’eux-mêmes, et des autres, est indispensable à leur existence. Toute société ne peut être pérenne qu’en portant en elle un certain nombre d’archétypes élaborés de façon plus ou moins artificielle, et quasi-instinctive.
La notion de territoire, vieille comme la vie, est soutenue par un inconscient collectif, dont les manifestations peuvent être comiques, mais néanmoins nécessaires.
Ses conséquences peuvent aussi être tragiques, quand ce psychisme collectif est instrumentalisé pour générer la haine du « différent ».
Bonne et mauvaise diversité
Claude Lévi-Strauss, dans Le Regard éloigné, soulignait « qu’il n’est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d’éprouver peu d’attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en soi-même, s’éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. »
Ce sont bien des archétypes collectifs (des stéréotypes, des préjugés) qui sous-tendent l’idée d’appartenance. Les mythes collectifs, les manières quasi-innées de se comporter et de penser, peuvent être vus comme obsolètes, et l’enracinement peut être considéré comme un passéisme ringard. Ces représentations collectives peuvent, et doivent, évoluer. Mais en leur absence, l’édifice civilisationnel s’effondre, purement et simplement.
Malheureusement pour nos demi-intellectuels, la diversité qu’ils adulent n’existe qu’à l’aide de ces automatismes généralisateurs – de ces stéréotypes, si l’on veut. Le penchant pour le métissage de ces mêmes maîtres à penser va exactement dans le sens inverse, mais cette contradiction ne surprend pas, quand on comprend qu’il y a pour eux une bonne diversité – celle des autres – et une mauvaise diversité – la nôtre.
De même, il y aura de bons préjugés – que le préjugé ce soit « mal » en est un – et de mauvais préjugés : la liste en serait longue, le catalogue est disponible au Service com’ du Ministère de la Pensée Conforme.
Il y a finalement plusieurs attitudes concevables par rapport aux préjugés. Au niveau inférieur de la réflexion, on peut y être pleinement soumis, et c’est dommage. À un niveau intermédiaire, on les juge haïssables, car réducteurs et auto-réalisateurs. C’est le cas de nos demi-savants qui nous infligent leur demi-science.
À un niveau plus élevé de la réflexion, on peut à la fois accepter l’utilité des préjugés, tant individuels que collectifs, tout en les maintenant à leur place : celle d’une réflexion rudimentaire mais aussi salvatrice.
Impudence et imprudence
Messieurs et Mesdames les jurés, j’en termine avec ma péroraison.
Croire – et c’est un préjugé parmi d’autres – que tout est possible, que rien n’est irréversible, témoigne de la légèreté toute féminine de l’homme moderne, opposée à la méfiance de l’homme traditionnel.
Signaler une disposition « naturelle » pour éventuellement la relativiser (selon le vieux principe qui veut qu’on ne traite bien que ce que l’on identifie clairement) est certainement plus conséquent qu’en nier les possibles bienfaits.
Devenue sport national des pseudo-élites, la chasse aux préjugés bat son plein.
Jamais, sans doute, dans un monde voué à être conflictuel, l’impudence de ceux qui nous gouvernent n’a eu pour corollaire autant d’imprudence.
> René-Pierre Samary anime un blog
16 Comments
Comments are closed.