En ces temps de consommation importante des Français, Noël oblige, Nouvelles de France a rencontré Frédéric Pelouze, avocat, co-fondateur et Président de l’association de défense des consommateurs Openconso (site) :
Frédéric Pelouze, pourriez-vous nous présenter Openconso ?
Openconso est une association digitale de défense des consommateurs née d’un double constat : premièrement le consommateur français jouit, par rapport à ses voisins, d’une liberté de choix et d’accès aux biens et services assez restreinte; deuxièmement le consommateur français, en théorie très protégé par un code de la consommation extrêmement fourni, est en réalité très mal indemnisé lorsque les entreprises commettent des abus (accès aux tribunaux couteux, absence d’indemnisation en cas de cartels, etc.) Or, sans effectivité, faute d’accès au juge ou à la réparation, le droit n’est qu’incantation et déclaration de principe.
Au cœur de l’ADN associatif d’Openconso, figurent justement la liberté de choix du consommateur et la responsabilité des acteurs économiques, valeurs dont la défense commande un changement de stratégie. Pourquoi ?
En France, on a trop souvent construit la défense du consommateur autour de l’idée qu’il fallait le protéger des entreprises prédatrices et donc empêcher parfois les entreprises d’offrir, a priori, tel ou tel service ou produit, ce qui a eu pour effet in fine de renchérir leur coût et de rendre difficile aux nouveaux acteurs de pénétrer des marchés. Dans le même temps, la mainmise de l’État sur l’économie a souvent conduit à adopter des réglementations qui favorisent la triche (optique), confortent les entreprises dominantes (EDF vs Direct Energie) ou les monopoles (SNCF) et protègent les rentes (notaires). Ce système a, nous semble t-il, montré ses limites. Il faut inverser la tendance et renouer avec une authentique liberté et responsabilité des acteurs.
La liberté de choisir n’est rien si le consommateur n’a pas accès à l’ensemble des choix possibles. Il est devenu impérieux d’ouvrir la société pour libérer les énergies : la concurrence et l’innovation feront mécaniquement le reste : plus d’offre, des nouveaux produits et des prix plus bas. C’est précisément notre objectif que de faire en sorte que l’information, les biens et les services soient effectivement accessibles à tous, n’importe où, n’importe quand.
C’est le sens de notre combat pour l’opendata, contre l’explosion du prix des lunettes de vue ou encore contre le gel des loyers à la relocation. Il faut préférer la défense du consommateur à la défense des intérêts constitués.
Néanmoins, par souci d’équilibre évident, cette plus grande liberté des acteurs synonyme de liberté de choix pour le consommateur, devra inconditionnellement s’accompagner d’une responsabilité a posteriori des acteurs économiques. Nous sommes donc résolument en faveur des actions de groupe, seul outil efficace pour assurer l’indemnisation des consommateurs aujourd’hui dépourvus de moyens d’actions face à des entreprises qui risquent si peu.
Qu’avez-vous pensé de la récente condamnation à une amende record du cartel des TV/écrans d’ordinateur par la Commission européenne ?
La Commission européenne a récemment infligé une amende record de 1,47 milliard d’euros à sept entreprises qui s’étaient entendues sur les prix des tubes cathodiques pour téléviseurs et pour écrans d’ordinateurs, pendant près de 10 ans.
Les cartels (1) portent une atteinte grave à l’économie quand ils conduisent à un accroissement artificiel des prix ou à une limitation de l’offre sur le marché, et qu’ils soustraient les entreprises à la pression qui, normalement, les incite à innover.
Chacun doit comprendre que les ententes sur les prix sont un impôt pour le consommateur.
La lutte contre les cartels est une priorité. Mais il faut aller plus loin car les amendes que peuvent imposer ici ou là les autorités de concurrence sont globalement insuffisantes : si on regarde les cas de réitération on se rend compte que les cartels restent profitables. Le seul volet public répressif est donc insuffisant.
Alors que faire pour intensifier la lutte et dissuader les entreprises ? Favoriser le développement du volet privé compensatoire. De quoi parlons nous ?
“Défendre l’action de groupe, c’est faire des consommateurs des acteurs de la régulation de la concurrence.”
En théorie, toute personne ou entreprise lésée par des pratiques anticoncurrentielles peut demander des dommages et intérêts sous réserve de démontrer son préjudice (volet privé compensatoire). Ces dommages et intérêts viendront alors, le cas échéant, s’ajouter aux amendes infligées par les autorités publiques (volet public répressif). Aujourd’hui, ce volet privé compensatoire est quasiment inexistant car les victimes sont confrontées à des obstacles souvent insurmontables (règles et procédures, preuves indisponibles, coût). Résultat, les victimes d’infractions au droit de la concurrence ne perçoivent pas l’indemnité à laquelle elles peuvent prétendre et les auteurs d’actes répréhensibles échappent beaucoup trop facilement aux conséquences de leur comportement illégal.
Il faut y mettre un terme. La class action est une des solutions. Chez Openconso nous sommes persuadés que les actions en réparation sont un complément utile à l’œuvre répressive des autorités de concurrence.
Pourquoi ces réticences françaises à la class action, y compris chez certains libéraux ? Quels sont vos alliés dans cette introduction de l’action de groupe dans le droit français ? Certaines oppositions vous ont-elles étonné ?
La class action n’est pas un nouveau droit. Il s’agit d’un outil procédural qui permettra aux consommateurs de se regrouper pour agir collectivement en justice.
En vérité il n’y a pas de réticence « francaise », il y une minorité qui y est farouchement opposée et a eu gain de cause depuis trente ans. Cette minorité, dont le Medef est disons-le sans détour la tête de proue, a réussi l’exploit de faire passer cet extraordinaire outil d’accès au droit pour une réforme dangereuse pour la compétitivité des nos entreprises en s’appuyant sur l’origine américaine de cette procédure et sur des idées préconçues et fausses.
Les consommateurs sont otages de ce débat biaisé et cadenassé.
Mettre les quelques entreprises indélicates face à leur responsabilité n’a rien d’extraordinaire. Et, il n’est pas de bonne justice que des préjudices, même mineurs, ne puissent trouver réparation. Défendre l’action de groupe, ce n’est pas dresser les consommateurs contre les entreprises. Défendre l’action de groupe, c’est faire des consommateurs des acteurs de la régulation de la concurrence.
Certains libéraux ont, il est vrai, cru devoir mimer ces raisonnements spécieux et ceux du Medef notamment. Ce combat en faveur de la responsabilité des acteurs économiques, ils devraient le porter plutôt que de le combattre. En s’opposant aux class actions les libéraux ne commettent pas seulement une erreur de raisonnement, ils commettent surtout une erreur de stratégie politique : ils risques forts d’être stigmatisés comme les défenseurs des entreprises indélicates alors qu’ils pourraient rejoindre un combat socialement juste et économiquement efficace.
Je veux dire aux libéraux que non seulement il n’existe pas de contradiction entre une économie libérale et la défense du consommateur, mais au contraire que la première ne peut fonctionner correctement que si l’entreprise est responsable et répond de ses actes.
Comment éviter les abus constatés aux États-Unis ? Comment ne pas tomber ensuite dans une société procédurière ?
De quels abus parlons-nous ? De la rémunération des avocats ? Des dommages punitifs ?
Cette diabolisation grossière de la class action américaine ne résiste pas à l’analyse.
Soyons précis : Les opposants à la class action ont fait de la rémunérations des avocats outre-Atlantique un symbole de ses prétendus excès. Argument simpliste et fallacieux. Explications : Aux États-Unis, les avocats financent indirectement les procédures contentieuses en travaillant gratuitement en échange d’un honoraire aléatoire exclusivement fonction du résultat du procès (« contengency fees »). Si le procès est perdu, les avocats n’ont rien ; si le
procès est gagné, ils obtiennent une partie du montant des dommages et intérêts alloués.
Il y a pire comme situation pour les justiciables que celle ou les avocats travaillent gratuitement et ne sont payés qu’en cas de succès non ?
En assumant financièrement le risque d’un procès perdu, les avocats américains permettent aux plus démunis d’accéder au droit. Et leur rémunération est le reflet de ce risque qu’ils assument.
En France, la rémunération exclusivement au succès est interdite (interdiction du pacte de quota litis) et le Conseil National des Barreaux a récemment rappelé son opposition à ce genre de rémunération.
“Ce qu’il faudrait faire en France, c’est inverser le système : moins d’interdiction généralisée a priori et plus de responsabilité individuelle a posteriori.”
Ensuite, les punitive damages font aussi l’objet de vives critiques : contrairement au droit français, le droit américain prévoit la possibilité pour les tribunaux d’accorder des dommages-intérêts « incitatifs » en plus des dommages-intérêts compensatoires afin d’inciter les entreprises à ne pas se livrer à de telles pratiques. Les détracteurs des class actions ont tort d’assimiler ces dommages incitatifs à une dérive. Ils permettent de fortement inciter les
comportements vertueux et récompensent donc indirectement les entreprises dont la responsabilité sociale se traduit par la mise en place de bonnes pratiques.
Quoiqu’il en soit, ni les contengency fees ni les punitive damages ne figureront dans le projet d’action de groupe que le gouvernement présentera en avril, de sorte que ces critiques sont sans fondement.
Enfin, vous évoquez le risque d’une société « procédurière ». Je ne sais pas ce qu’est une société « procédurière ». Ce que je sais c’est que les consommateurs sont désarmés face à des intérêts puissants alors même qu’ils ont le sentiment que leurs combats sont justes. En tant qu’avocat, je ne peux m’en satisfaire. Qui peut dire que la situation actuelle est satisfaisante ?
Les actions de groupe n’ont-elles pas le même effet que le principe de précaution sur l’innovation ?
Absolument pas, c’est précisément le contraire ! Là ou le principe de précaution empêche, les class action incitent à la prudence !
Le principe de précaution tel qu’il existe en France peut, à de nombreux égards, s’apparenter à une règle d’abstention généralisée (loin du principe responsabilité jonassien qui réservait l’abstention au risque « total »). De ce point de vue, le principe de précaution est un frein à l’innovation.
La class action procède de l’idée exactement inverse : elle n’empêche pas l’innovation et le développement de tel ou tel produit mais elle pousse les acteurs à réfléchir aux conséquences de leurs actes. En obligeant les entreprises à internaliser le coût des externalités négatives potentielles que leur produit ou service peut engendrer, la class action les incite à adopter toutes les mesures nécessaires pour minimiser ces risques. C’est en fait un formidable outil
de gestion des risques en amont.
“En matière d’innovation, les class actions ne menacent pas la compétitivité des entreprises françaises.”
Ce qu’il faudrait faire en France, c’est inverser le système : moins d’interdiction généralisée a priori et plus de responsabilité individuelle a posteriori.
Mais surtout, je veux dire qu’en matière d’innovation, les class actions ne menacent pas la compétitivité des entreprises françaises.
L’idée selon laquelle les class actions pourraient mettre en péril la santé de certains secteurs économiques et entraîner des faillites en chaine est fausse. Il n’existe aucune étude qui établisse scientifiquement le lien entre actions de groupe (en Amérique du Nord ou en Europe) et perte de compétitivité des entreprises. Plus intéressant encore, les pays qui ont adopté un tel régime (Pays-Bas notamment) n’ont pas connu de perte de compétitivité visible depuis lors. Un rapport du Sénat sur les différents régimes de class actions existants révèle justement qu’aucun des mécanismes étudiés n’a généré des coûts déraisonnables ou disproportionnés pour les entreprises et la vie des affaires, ni entraîné aucune faillite. Les frais de procédure ont plutôt globalement diminué et il n’existe pas de preuve manifeste d’un accroissement des primes d’assurance après l’introduction dans la législation nationale du mécanisme collectif.
En matière de compétitivité, le problème est ailleurs et chacun le sait. En diabolisant les class actions, le Medef ne cherche pas à sauvegarder la compétitivité des entreprises, il mène une campagne de désinformation contre les consommateurs.
Des élus français sont-ils réceptifs à vos revendications ? Si oui, lesquels ?
Je le crois. Cette question fait l’objet d’un large consensus. Au moment où jamais un gouvernement n’a affiché une telle détermination sur ce sujet, le temps est venu de déconstruire les contre-vérités que certains répandent et de combattre ces reproches injustes faits à une réforme plébiscitée par 85% des français (2).
Quand pensez-vous arrivez à vos fins et êtes-vous optimistes ?
L’action de groupe est susceptible de multiples déclinaisons ; la question de son opportunité est en fait largement indissociable des modalités précises de sa mise en œuvre, de son “design institutionnel” (opt in vs opt out, démarchage, représentativité, etc). Or, les récents développements nous inquiètent.
Le gouvernement a décidé de s’appuyer sur l’avis du CNC pour élaborer son projet, qui sera présenté au Parlement dans le cadre du projet de loi consommation au printemps prochain. Le CNC est une instance consultative qui réunit professionnels et représentants des associations de consommateurs. Parmi les neuf propositions formulées par le CNC, deux d’entre elles nous semblent ne pas aller dans le bon sens.
Le CNC souhaite réserver aux seules associations agréées l’exercice de l’action de groupe. Je ne suis qu’à moitié étonné de voir ceux qui détiennent le monopole de la représentativité des consommateurs se prononcer contre la perte de leur propre monopole. Mais prétendre que le fait de réserver le monopole de l’exercice de l’action de groupe aux seules associations agréées pour éviter les « procédures abusives » est parfaitement grotesque. Est-ce à dire que les citoyens, les avocats et les autres associations ne seraient pas capables de discernement? Ainsi, seules les associations agréées par l’État sauraient ce qui est bon pour les consommateurs ? Il faut en finir avec ces mesures paternalistes et infantilisantes. Le Medef, naturellement, se satisfait pleinement de cette proposition qui empêchera les consommateurs de se constituer librement et donc limitera les opportunités d’indemnisation.
Enfin, le gouvernement semble vouloir limiter le champ des actions de groupe aux dommages matériels. Si le gouvernement retient effectivement cette approche restrictive, c’est une catastrophe pour les consommateurs et une nouvelle victoire du Medef. Exit les indemnisations dans des cas tel que le Médiator ou celui des implants mammaires PIP. Exit aussi l’indemnisation à la suite des cartels, tel celui des lessives ou celui des écrans
d’ordinateurs…
Notes :
1. Un cartel est une entente illicite entre des entités indépendantes ayant des activités comparables sur un même marché en vue de contrôler
2. En France, 85% des Français sont favorables à l’introduction de ce dispositif (la France se situant de ce point de vue en 5e position dans l’Union européenne)
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