Par Philippe Simonnot[1]
La philosophie (allemande) est-elle antisémite ?
Voilà une question qui paraîtra absurde aujourd’hui, même si elle paraissait naturelle en d’autres temps.
A dessein, nous mettons ‘allemande’ entre parenthèses pour signifie qu’il s’agit bien sûr de philosophie allemande, mais pas seulement. Dans les deux siècles qui précèdent la catastrophe hitlérienne, quelle autre philosophie peut-on citer qui fasse le poids face à la pensée germanique, laquelle a véritablement réinventé la philosophie et par conséquent soumis d’autres philosophies à sa règle. Particulièrement en France. Dans une interview posthume à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, Heidegger ira jusqu’à proclamer : « Les Français m’assurent de cela à nouveau aujourd’hui : lorsqu’ils se mettent à penser, ils parlent allemand ». Les Français, en question, n’étaient autres que les Fédier et Beaufret qui avaient fait le « pèlerinage » du fameux chalet du philosophe au fin fond de la Forêt-Noire dans les années 1950-1960. D’où le « à nouveau aujourd’hui ». Ces dévots, dans l’esprit de leur gourou, renouaient avec une longue tradition remontant, au moins à Mme de Staël, qui avait été interrompue par les malheurs de l’Occupation allemande – et encore pas pour tout le monde.[2] Aron et Sartre feront aussi leur ‘pèlerinage allemand’, comme tant d’autres philosophes français – mais sans passer eux par la case Hutte[3]-Heidegger.
Aussi, pour Heidegger, n’était-il pas nécessaire de spécifier que la philosophie était allemande. Le terme de philosophie allemande aurait été un pléonasme aussi inutile que, dans l’Antiquité, le terme de philosophie grecque – laquelle n’était « parlée » qu’en grec. Et c’est bien à un statut équivalent que Heidegger prétendait pour la philosophie de son temps. Autrement dit, Heidegger aurait posé lui-même la question : la philosophie est-elle antisémite ? Ou : ne peut-elle pas ne pas être antisémite ?
La publication des Cahiers noirs de Heidegger et l’immense torrent d’encre qu’il a débondé[4], ex post, voire ex ante, oblige à poser ou à reposer de la manière la plus crue la question que l’auteur d’Être et Temps aurait donc lui-même posée : si, nonobstant deux auteurs majeurs, Hermann Cohen et Edmund Husserl, Heidegger est l’aboutissement ultime de la philosophie (allemande), cette dernière est-elle antisémite ?
Les réponses au problème posé par l’antisémitisme de Heidegger ont longtemps oscillé entre deux pôles.
Heidegger ne pouvait pas être nazi
Soit Heidegger fut un grand philosophe, peut-être le plus grand philosophe du 20ème siècle, et alors il ne pouvait pas être nazi. C’est la position des heideggériens qui sont restés fidèles à leur maître, et même s’ils admettent quelque compromission de Heidegger avec le régime nazi, ce ne pouvait qu’une « grosse bêtise » passagère, selon son propre aveu – ‘qui pense grandement doit aussi se tromper grandement’, aimait-il dire – , peut-être opportuniste ou naïve, voire crapuleuse, qui n’entacherait en rien son œuvre magistrale. Et de toute façon, il n’était pas antisémite. « L’adhésion initiale de Heidegger au mouvement n’est pas un acte philosophique”, écrivait en 1987 le fidèle heideggérien Pierre Aubenque dans la revue Le Débat en défense de son maître à penser. « Heidegger n’était ni raciste ni antisémite », proclamait encore Marc de Launay dans Le Monde du septembre 2001. Dans la première version du Dictionnaire Martin Heidegger (Cerf, 2013), il était écrit qu’« il n’y a pas une ligne antisémite dans tous les écrits du philosophe ». Il a fallu corriger.
Heidegger ne pouvait pas être philosophe
Soit Heidegger a vraiment été un nazi jusqu’en 1945, et un antisémite jusqu’à la fin de ses jours. Il n’était donc pas philosophe. Ce serait une injure faite à la philosophie et un trop grand honneur rendu à l’antisémitisme et au nazisme que de le considérer comme un philosophe.
C’est la position d’Emmanuel Faye, pour qui l’œuvre heideggérienne témoigne du fourvoiement d’une pensée et a donc sa place dans les bibliothèques d’histoire et non de philosophie. Faye se trouve quelque peu isolé, il faut bien le dire, tant est nombreuse la théorie de penseurs qui se sont inspirés de Heidegger, notamment en France. D’abord, les héritiers directs, tels les philosophes Hannah Arendt, sa maîtresse, Leo Strauss, Emmanuel Levinas, Jean Beaufret, François Fédier, Louis Althusser, Jean-Michel Palmier, Pierre Aubenque, Hadrien France-Lanord, Jean-Luc Marion ou le poète Paul Celan ou encore René Char, affirmant sa « fraternité sidérale » avec Heidegger. Puis ceux qui se sont appuyés sur son œuvre : Jean-Paul Sartre, dont L’Etre et le Néant est comme une suite à Etre et Temps, et qui réduisait l’engagement hitlérien de Heidegger à une faiblesse de caractère, Paul Ricœur, Jacques Derrida qui déclarait devoir vraiment tout à Heidegger, Jacques Lacan qui saluait, dans l’heideggérianisme, « la pensée la plus altière du monde », sa « signification souveraine »[5], Michel Foucault qui confiait : « Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel […] Tout mon devenir philosophique a été déterminé par ma lecture de Heidegger »[6], Gilles Deleuze, Emmanuel Levinas, Jean-François Lyotard, Philippe Lacoue-Labarthe, célèbre pour sa formule : « le nazisme est un humanisme », et jusqu’à un certain Alain Finkielkraut pour qui le supposé nazisme de Heidegger était une bonne excuse pour les cancres de se passer de lire Être et Temps,[7] ou encore, descendons quelques échelons, dans la hiérarchie mondaine des intellectuels français, jusqu’à Roger-Pol Droit. Ce dernier avait d’abord célébré, dans les colonnes du Monde (14 octobre 1987), « la minutieuse enquête de Victor Farias » et qualifié son livre-« bombe » d’ « impeccablement documenté », qui « devrait permettre de poser quelques vrais problèmes », car le dossier était « accablant » pour le philosophe nazi. Trois mois plus tard, le critique du Monde, devra rétro-pédaler, fustigeant l’ « inconsistance philosophique » et le « caractère excessivement réducteur » du livre du même Farias[8]. On suppose que dans les salons intellectuels qu’il fréquentait, « RPD » avait dû se faire savonner la tête pour être tombé aussi naïvement dans le panneau de ce que l’on appellerait aujourd’hui un Heidegger pour les nuls.
Entre ces deux positions, certains essayaient de ménager la chèvre et le chou : ils inventaient un Heidegger purement philosophe, celui d’Être et Temps, Sein und Zeit (1927), face à un Heidegger nazifiant sa pensée à partir des années 1930. Cette schizophrénie n’est plus tenable après les révélations des Cahiers noirs où apparaît un antisémitisme profondément pensé, si l’on ose dire. Les juifs y vivent selon le « principe de la race ». Mus par l’« esprit de calcul », réunis au sein d’une « dangereuse alliance internationale », ils sont le peuple de l’ « absence de sol ». Et cetera.
Donc, Heidegger philosophe ou antisémite, faudrait-il choisir ?
Philosophe et antisémite
Et si l’on ne choisissait pas. Herbert Marcuse, qui fut entre 1928 et 1932 l’élève de Heidegger, avait ouvert cette voie périlleuse dans une lettre adressée à son ancien maitre le 28 août 1947 : “Moi-même et beaucoup d’autres vous avons honoré en tant que philosophe et avons immensément appris auprès de vous. Mais nous ne pouvons pas faire la séparation entre l’homme et le philosophe. Cela serait en contradiction avec votre propre philosophie.”
Serait-il donc inconcevable que Heidegger soit à la fois philosophe et antisémite ? La question ne vaut d’être posée que si la conjonction « et » s’entend comme signifiant non une juxtaposition externe, mais une imbrication intime : Heidegger philosophe parce qu’antisémite, ou antisémite parce que philosophe ? La pensée et l’œuvre heideggériennes auraient-elles des liens consubstantiels avec le national-socialisme ? Y aurait-il chez Heidegger une “intrication absolue” de la pensée et de l’infamie comme l’écrit Bernard-Henri-Lévy ?[9]
Bref, nous re-voici à notre point de départ : la philosophie (allemande) est-elle antisémite ?
Dix ans avant que la « bombe » Farias n’explose sur la scène parisienne, cette question avait été posée par André Glucksmann dans un livre qui avait fait beaucoup de bruit à l’époque. Les Maîtres penseurs inauguraient ce que l’on nomma l’ère des « nouveaux philosophes ». « Dédé », comme on l’appelait à l’époque dans les cercles gauchistes, entendait montrer que de Kant à Nietzsche en passant par Fichte, Hegel et Marx, toutes les têtes pensantes du 19ème siècle allemand étaient encombrées d’antisémitisme. Il concluait sur une affirmation qui paraît risible aujourd’hui : « Il faudra, paradoxalement, attendre Heidegger pour trouver une philosophie allemande qui ne soit pas antisémite »[10]. La vedette de la « nouvelle philosophie » était-elle-même victime de l’illusion heideggérienne, à l’époque toute puissante. L’a-t-il emportée dans sa tombe ?
Seule la langue allemande est originale
On a vu plus haut que selon Heidegger des Français parleraient allemand quand ils s’avisent de penser ! Il ne s’agit pas seulement d’une boutade dans la bouche de l’ex recteur nazi de l’Université de Fribourg, pour qui la primauté de la philosophie allemande, ou plutôt l’existence même de cette philosophie, ce serait donc d’abord à la langue qu’elle le devrait. Heidegger soutiendra en effet jusqu’à son dernier souffle que la pensée n’est possible – aujourd’hui et demain – que dans la langue allemande. Heidegger ne fait que reprendre ici un refrain qui est un lieu commun en Allemagne depuis Johan Gottlieb Fichte (1762-1814). Les Allemands, écrivait ce dernier dans Le Discours à la nation allemande, « ont conservé et cultivé la langue primitive, originelle, de la souche principale […] Les mots d’une telle langue (primitive, originelle) sont, dans toutes ses parties, des mots de vie et engendrent la vie […] Tel est, dis-je, le cas d’une langue qui, dès les premiers sons, est née du peuple qui la parle. […] S’il était question de la langue allemand et de sa valeur intrinsèque, il faudrait lui opposer une langue occupant le même rang, une langue également primitive, le grec »[11]. Pour Heidegger aussi, la langue allemande n’a qu’un équivalent dans l’ « histoire de l’Être » : le grec. Seul l’allemand à notre époque peut exprimer l’Être ; seul il peut succéder au grec dans cette fonction ontologique ; seul il peut en hériter sans passer par le truchement frelaté de Rome.
Autrement dit, seule la langue allemande est originale, seule elle a su garder sa pureté, au contraire des langues « bâtardes[12] », issues de la corruption du latin, le français, l’espagnol, l’italien. Même Moses Mendelssohn, qualifié de son temps de « Platon allemand » alors qu’il n’avait en rien renoncé à sa judéité, se laisse prendre à ce lieu commun de la germaine doxa : « La langue allemande, écrit-il, semble être formée plus que toutes les autres langues vivantes pour la philosophie. Elle est assez précise et riche pour exposer dans leur beauté les pensées les plus fines des métaphysiciens et elle est assez expressive et image pour animer les doctrines les plus abstraites par l’ornement de la poésie. »
Cette position n’est pas simplement irrationnelle et insoutenable : elle constitue, dans l’ordre symbolique, une violence extrême.
Un souvenir personnel
Qu’on me permette ici un souvenir personnel.
Victor Farias, après la publication de son livre en 1987, lequel pour la première fois dénonçait ouvertement le nazisme de Heidegger[13], était considéré par le gotha de l’intelligentsia française comme un simple d’esprit, voire comme un escroc. Son ouvrage sera bientôt qualifié par Fédier de “montage en vue de criminaliser Heidegger”[14]. Et l’on a vu combien cette péjoration risquait de l’emporter dans la presse la plus intellectuelle.
Je me flatte d’avoir été l’un des rares soutiens de Farias à cette époque. Quand je suis allé lui rendre visite à l’Université libre de Berlin en 1988, il m’a raconté qu’il avait fait un long chemin depuis son Chili natal pour suivre le séminaire de Heidegger. Il était l’un de ses élèves les plus assidus et lui vouait une admiration sans borne. Un jour, il lui demanda un entretien particulier qui lui fut accordé. Après force circonlocutions, il osa enfin poser la question : « Maître, je vous le demande très humblement, accepteriez-vous que j’envisage de traduire votre œuvre magnifique en espagnol. » La réponse de Heidegger fut immédiate : « mon cher Farias, n’y pensez même pas ; mon œuvre est intraduisible dans une langue bâtarde ». Et de me confier : « Je fus mortifié au plus profond de moi-même. Ma langue natale faisait de moi un être inférieur aux yeux du Maître. » La violence extrême dont on parlait plus haut, Farias l’avait subite du souffle même de Heidegger, brute de forge.[15]
Relevons maintenant quelques étapes qui nous conduisent à Heidegger – non pas tout le cheminement, mais des auteurs incontournables : Kant, Hegel, Nietzsche, et vérifions notre propos[16].
Kant : le judaïsme n’est pas une religion
Le célèbre impératif catégorique ne supporte chez Kant ni préjugé, ni particularisme, ni superstition. La « loi morale en moi » ne peut être imposée de l’extérieur. Elle est issue de la seule raison du sujet souverain. A partir de ce point de vue – celui de la religion rationnelle pure, soit encore La Religion dans les limites de la raison – est établie une hiérarchie des religions en cours, au sommet desquelles Kant place la foi protestante. En dessous, pêle-mêle, toutes les autres, catholicisme, islam, etc. Enfin, en bas de l’échelle, le judaïsme. Qui, du reste, n’est même pas une religion. « La croyance juive, remarque Kant n’est autre chose, dans son institution originaire, qu’un ensemble de lois simplement statutaires sur lequel se basait une constitution civile ; les compléments moraux qui alors même ou dans la suite lui furent ajoutés ne font point partie en effet, c’est une chose incontestable, du Judaïsme comme tel. En vérité le Judaïsme n’est point une religion; on n’y peut voir que l’association d’un certain nombre d’hommes, qui, appartenant à une race particulière, avaient constitué non une Église, mais un État régi par de simples lois politiques; cet État devait être même purement temporel, de sorte que, si le revers des temps parvenait à le morceler, il demeurât toujours au Judaïsme cette foi politique (qui lui appartient essentiellement) qu’un jour on en verrait le rétablissement (lors de la venue du Messie). »
Argument supplémentaire : il n’y a pas de religion sans croyance dans une vie future. Or les judaïsme de comporte pas de croyance en une vie future. Par conséquent : « le Judaïsme, en tant que tel, pris dans sa pureté, ne contient donc pas de foi religieuse ». Le judaïsme se fait passer pour religion alors qu’il n’est qu’un credo politique. Il y a tromperie sur la marchandise, pour le dire vulgairement.
Comme ledit très bien Donatella di Cesare (op. cit., p. 55), Kant « finit par refuser au judaïsme tout contenu non seulement religieux, mais aussi moral. Plus encore, il l’exclut du domaine de l’esprit ». Les Lumières françaises critiquent toute religion au nom de la raison. Chez Kant, le judaïsme est sorti du champ même de la réflexion – et donc de la cité. Ce que le fatal paragraphe 46 de l’Anthropologie confirmera quatre après la publication de La Religion dans les limites de la raison : « Les Palestiniens [c’est-à-dire, ici les juifs] qui vivent parmi nous en sont venus, à cause de l’esprit d’usure qu’ils ont acquis depuis leur exil, […] à obtenir une réputation de tromperie qui n’est pas sans fondement ; […] une nation faite exclusivement de marchands […] qui ne cherchent pas d’honneur civil, mais veulent compenser cette perte par les avantages de la supercherie exercée vis-à-vis du peuple qui leur donne asile, et même les uns vis-à-vis des autres »[17]. Une nation de trompeurs où les trompeurs se trompent eux-mêmes ! Ce paragraphe n’échappera pas à la vigilance d’un Otto Weininger, qui écrira dans son célèbre Sexe et caractère[18] : « Le plus violent antisémite entre tous a été Kant, à en juger d’après la remarque du §46 ». Il n’avait encore rien vu ! Et il s’est suicidé trop vite pour en savoir davantage.
En fin de vie, dans Le conflit des facultés, Kant propose aux juifs, tout simplement, d’abandonner leur prétendue religion pour embrasser la « pure religion morale », une sorte d’ « euthanasie du judaïsme ».
Il est étonnant, à lire ces textes, que la plupart des disciples allemands de Kant au 19ème siècle aient été des juifs – le plus grand d’entre eux étant Hermann Cohen, au nom emblématique de la symbiose judéo-allemande qu’il incarnait (Hermann étant un prénom typiquement germanique et Cohen signifiant prêtre en hébreu !). On y reviendra dans un prochain article, ainsi que sur Husserl, qui révolutionna la philosophie au début du 20ème siècle et fut le maître de Heidegger.
Hegel : le salut vient des juifs, mais il leur est interdit
Hegel, maintenant :
« Pareillement, on peut dire du peuple juif qu’il est et a été le plus réprouvé, parce qu’il se trouve immédiatement devant la porte du salut; ce qu’il devrait être en soi et pour soi, cette essence active, il n’est pas conscient de l’être, mais il la pose au-delà de soi; il se rend possible par cette renonciation, une plus haute existence, celle où il ramènerait en soi-même son propre objet, une plus haute existence que s’il était resté immobile au sein de l’immédiateté de l’être; l’esprit en effet est d’autant plus grand qu’est plus grande l’opposition, à partir de laquelle il retourne en soi-même; l’esprit se construit cette opposition par le fait de supprimer son unité immédiate et d’aliéner son propre être-pour-soi. Mais si une telle conscience ne se réfléchit pas en soi-même, la région moyenne dans laquelle elle se tient est le vide désolé et sans salut, puisque ce qui devrait lui donner sa plénitude est devenu un extrême solidifié. Ainsi ce dernier étage de la raison observante est son pire étage, mais à, cause même de cela, sa conversion est nécessaire. »[19]
Traduisons ce jargon qui annonce celui de Heidegger : le salut vient des juifs mais il leur est interdit. Kant voulait convertir les juifs. Pour Hegel, cette conversion est impossible. Les juifs rejettent et sont rejetés, repoussés, réprouvés, condamnés, exclus de l’Histoire et de sa dialectique universelle. Condition paradoxale du peuple juif « qui ne s’est conservé à travers les siècles que parce qu’il a persisté dans ce refus »[20].
Pour Hegel, la religion des juifs est incapable de saisir la divinité telle qu’elle est ensoi. Du même coup, les stéréotypes de la judéophobie ordinaire acquièrent sous la plume de Hegel une dignité et une légitimité philosophiques.
A noter, pour tous ceux qui accusent les juifs d’être à l’origine du capitalisme (notamment Sombart), que selon Hegel, le droit de propriété est nié dans le judaïsme à cause du Jubilé qui revient après sept années sabbatiques pour rétablir une expropriation radicale[21]. Le juif doit reconnaître qu’ « aucune propriété ne lui revient »[22], pas même celle de la terre. Dieu seul est propriétaire. Du même coup, la loi juive n’est même pas un droit puisqu’elle n’admet pas la propriété privée. Mais si les juifs ne peuvent être propriétaires, ils ne peuvent pas non plus être citoyens ni avoir d’Etat. Comme l’exprime Lévinas, l’antisémitisme paraît chez Hegel comme « fondé dans le Système – autant dire dans l’absolu. » Et il ajoute « Quelle aubaine ! »[23]
Dernier maillon de la chaine entre Kant et Heidegger, Nietzsche.
L’indulgence pour Nietzsche
Nietzsche antisémite, vous n’y pensez pas. Ou vous n’êtes pas assez faible d’esprit pour le penser. Pourquoi l’auteur de Par-delà le bien et le mal bénéficie d’une telle indulgence, génération après génération, reste un mystère.
Nietzsche pense possible de retrouver l’âge d’or de l’humanité, celui de la “bête blonde”, de ces Aryens qui fondirent sur la Grèce et créèrent sa magnifique civilisation. On retrouve encore une fois ce nouveau commencement qui doit réitérer le miraculeux commencement grec. Mais pour atteindre ce but, il faut lever un obstacle : le christianisme, qui distille depuis deux mille ans son poison dans les consciences, et ce poison est juif. Au « peuple sacerdotal » revient la lourde responsabilité d’avoir inventé la morale du ressentiment, de la “mauvaise conscience”, de la “faute”. C’est-à-dire la morale des incultes, des opprimés, des malades, des fous, des pauvres, des esclaves, des vieilles femmes et des hommes lâches, « bref, de tous ceux qui auraient eu sujet de suicider mais n’en avaient pas le courage. »[24]. Nietzsche n’en veut pas aux juifs d’avoir crucifié Jésus, mais de l’avoir créé ! N’est-ce pas un reproche encore pire ? « L’Europe a laissé proliférer en elle un excès de moralité orientale telle que les Juifs l’on inventé et sentie »[25]…
Y aurait-il donc trop de juifs ? Réponse de Nietzsche
« Que l’Allemagne possède bien assez de Juifs, que l’estomac allemand, le sang allemand ont éducation la peine (et auront encore de la peine) à assimiler cette dose déjà existante des Juifs […] voilà le langage que tient un instinct, largement répandu et auquel il faut prêter l’oreille, d’après lequel il faut agir. « Pas un Juif de plus ! Porte close pour les Juifs (et aussi en Autriche) ! »[26]
On retrouve chez Nietzsche les thèmes du mensonge juif, de la falsification juive déjà développés par Kant et Hegel. La « classe sacerdotale juive », a d’abord inventé la loi pour « conserver à instinct sa possibilité d’existence », a fait croire que le christianisme n’était pas seulement un événement juif, réussissant ainsi à rejeter le judaïsme hors du christianisme. Après avoir « falsifié l’histoire entière d’Israël », c’est « l’histoire entière de l’humanité » qui est falsifiée[27]. Par conséquent, les juifs sont « le peuple le plus funeste [28]de l’histoire mondiale »[29].
En fait, derechef, le christianisme, « issu de racines juives », est contraire « à toute morale de l’élevage, de la race, du privilège ». C’est « la religion anti-aryenne par excellence »[30].
Le peuple juif , quant à lui, a franchi les siècles sous la forme d’une existence contre nature. Déjà dénaturé par lui-même, le juif porte cette faute plus grave, celle d’avoir introduit la falsification dans l’histoire, c’est-à-dire le renversement des valeurs, le ‘tu ne tueras point’, la morale des esclaves, et donc, par lui-même ou par le truchement du christianisme, conduit à une dégénérescence extrême. Il faut donc retourner à la nature, renverser le renversement et effacer les falsificateurs[31].
Tout à l’heure : Porte close pour les Juifs. Maintenant : Dehors les Juifs. Pour ne pas dire : A mort !
Donc Heidegger s’inscrit dans une certaine lignée, pas n’importe laquelle, le mainstream on va dire, hors duquel se situent deux figures majeures de la philosophie allemande, l’une oubliée, l’autre encore très présente : Cohen et Husserl, tous deux juifs, le second converti au protestantisme, qui seront évoqués dans un prochain article.
Notes :
[1] Auteur de Juifs et Allemands, pré-histoire d’un génocide, PUF.
[2] Jacques Chardonne : « Depuis ses origines la langue allemande n’a reçu aucun apport étranger. C’est la langue du magicien et du poète. Le mot a par lui-même une force d’incantation. La séparation presque béante des mots en poésie est pour l’Allemand chose émouvante ; plus rude est l’enchaînement (comme chez Holderlin), plus il est touché. » Chardonne Jacques (1943), Le ciel de Nieflheim, édité par l’auteur, p. 156.
[3] Hutte signifie chalet en allemand.
[4] Citons parmi les récentes livraisons : Payen Guillaume, Martin Heidegger, Catholicisme, révolution et nazisme, Perrin ; Di Cesare Donatella, Heidegger, les Juifs et la Shoah, Seuil ; Tawny Peter, Heidegger et l’antisémitisme, Seuil. Sibony Daniel, Question d’être, Beauchesne ; Faye Emmanuel, Heidegger, le sol, la communauté, la race, collection « Le grenier à sel», Paris, Beauchesne, 2014 ; du même auteur, Introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel 2005.
[5] Ecrits, p. 528
[6] Les Nouvelles littéraires, 28 juin- 5 juillet 1984.
[7] “Ah ! qu’il est doux d’être antifasciste, plaisantait Alain Finkielkraut dans Le Monde du 5 janvier 1988, quand cela vous délivre, en prime, de la phénoménologie et de son impossible jargon ! Car si la méditation d’Heidegger se réduit (…) à “quelques lieux communs lepénistes” (…), nul besoin de le lire : on a compris, “on voit le topo”. Au besoin, demain on organisera une manifestation. […] Du reste, ce serait « faire beaucoup d’honneur au nazisme que de le créditer d’une philosophie, c’est-à-dire d’un désir ou d’une capacité d’interrogation », comme l’écrivait Alain Finkielkraut qui se rangeait d’emblée du côté des heideggériens.”
[8] Le Monde du le 5 février 1988
[9] Lévy Bernard-Henri, Le siècle de Sartre
[10] Glucksmann André, Les Maîtres penseurs, Grasset, 1977, p 99.
[11] Fichte (1981), p. 108-114.
[12] Thème repris par Jacques Chardonne : « Depuis ses origines la langue allemande n’a reçu aucun apport étranger. C’est la langue du magicien et du poète. Le mot a par lui-même une force d’incantation. La séparation presque béante des mots en poésie est pour l’Allemand chose émouvante ; plus rude est l’enchaînement (comme chez Hölderlin), plus il est touché. » Chardonne (1943), p. 156. Soit dit en passant, Chardonne était l’idole littéraire de François Mitterrand. La même chose pourrait être dite de la prose de Heidegger qui invente à tour de bras des étymologies farfelues, multiplie les contorsions verbales, fabrique une gnose poético-écologico-religieuse catastrophiste et incantatoire, dont les traductions en français donneront lieu évidemment à des exégèses infinies, derrière le jargon desquelles les derniers fidèles de l’auteur d’Etre et Temps pourront trouver abri.
[13] Farias Victor (1987), Heidegger et le nazisme, Traduit de l’espagnol et de l’allemand par Myriam Benarroch et Jean-Baptiste Grasset, Préface de Christian Jambet. Verdier.
[14] Heidegger, Anatomie d’un scandale, Paris, Robert Laffont, 1988
[15] Ici encore, l’inspiration semble venir en droite ligne de Fichte : « Les langues néo-latines sont naturellement et par leur origine même inintelligibles, il n’y a pas de remède à cela […] l’Allemagne continue à parler une langue vivante, puisant toujours des forces à la source originelle, tandis que la langue des autres peuples germaniques ne vit qu’en surface et ses racines sont mortes […] la vie d’un côté, ma mort de l’autre. Discours…, p. 119
[16] On fait ici l’impasse sur l’antisémitisme de Marx, manifeste dans La Question juive, renvoyant au chapitre que nous lui avons consacré dans Juifs et Allemand.
[17] Kant Emmanuel, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 46. Ce paragraphe n’échappera pas à la vigilance d’Otto Weininger, qui écrit : « Le plus violent antisémite entre tous a été Kant, à en juger d’après la remarque du §46
[18] Juif autrichien, Weininger poussera la haine de soi jusqu’au suicide, à 23 ans.
[19] Phénoménologie de l’esprit, traduction de Jean Hyppolite, Tome 1, p. 281-282
[20] Di Cesare, op. cit. p. 60.
[21] Le droit de propriété absolu est une invention du christianisme au sortir du Moyen Âge comme nous l’avons montré ailleurs. Or le capitalisme implique l’absoluité du droit de propriété : « Le capitalisme, divin enfant du christianisme”, Le Monde du 29 avril 2014.
[22] L’Esprit du christianisme et son destin, Paris, Vrin, 2003, p. 79-80.
[23] Lévinas Emmanuel, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1995, p. 306.
[24] Fragments posthumes 1879-1881, 3, Gallimard, 1970, p. 337.
[25] Fragments posthumes 1879-1881, 3, Gallimard, 1970, p. 362-363.
[26] Par-delà le bien et le mal, § 251.
[27] Fragments posthumes 1879-1881, 3, Gallimard, 1970, p. 146.
[28] Funeste est un qualificatif que l’on retrouve beaucoup dans la littérature juive anti sioniste : Theodor Reinach, Martin Buber.
[29] Nietzsche Frédéric, L’Antéchrist, § 24.
[30] Crépuscule des idoles, § 4.
[31] Projet radical que l’on trouve déjà chez Fichte en ces termes : « Mais quant à [leur] donner des droits civils [aux Juifs], je n’en vois pour ma part aucun autre moyen que de leur couper la tête à tous une belle nuit et d’en mettre à la place une autre où il n’y ait plus aucune idée juive. Autrement, je ne sache plus de moyen de nous défendre contre eux, sinon de conquérir pour eux la terre promise et de les y envoyer tous. » Considérations sur la Révolution française [1793]. Fichte s’avoue ii comme l’un des premiers sionistes chrétiens – espèce redoutable. Cf. Delenca America.
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