En cette année 2019, le recul des forces socialistes et, plus généralement de gauche s’est manifesté presque partout. En Europe, le centre droit a pu ainsi engranger certains succès. En France, en revanche, il marque le pas. Le triste résultat de la liste Bellamy aux élections européennes du 26 mai ne saurait être considéré à cet égard, comme un simple accident de parcours.
On peut considérer que le fractionnement des diverses oppositions et leur cloisonnement portent une grande part de responsabilité dans cet échec.
Depuis quelque temps, pourtant, le concept d’un rapprochement au sein des forces de droite revient sur l’eau. Disons d’emblée notre sentiment : un tel concept peut être considéré à la fois comme l’un des plus utiles au redressement du pays ; cependant sa réalisation concrète se heurte aux plus évidentes objections.
Repartons de la définition de la vie par Charcot : l’ensemble des forces qui s’opposent à la mort. Ainsi, que l’Utopie s’investisse dans ce qu’elle appelait, hier la construction du Socialisme, ou qu’elle prétende, aujourd’hui, vouloir sauver la Planète, l’ensemble des forces de conservation, qui contestent, à des degrés divers, ces dangereuses lubies, forme un tout.
Par convention, depuis les États généraux de 1789, on fait siéger les uns à gauche, les autres à droite. Il faut certes une dose d’ingénuité pour préempter l’unité de naissance, la solidarité au sens physique du mot, le monolithisme des deux blocs ainsi définis.
La politologie française, s’agissant des forces de droite, a été grandement influencée, depuis la publication de la thèse de René Rémond en 1954[1] par sa distinction fameuse entre légitimistes, orléanistes et bonapartistes.
On la tient presque pour rigoureusement scientifique.
Sans nier sa part de vérité, on ne peut cependant pas faire abstraction de la personnalité et des préjugés de l’inventeur de cette classification et de cet étiquetage. Toute sa vie, il a appartenu. à la famille démocrate-chrétienne. Or, le rapport de celle-ci aux équilibres politiques est toujours demeuré assez curieux et ambigu. Cette partie des catholiques, du moins en France, s’est employée, par exemple, de façon constante, à se démarquer des héritages conservateurs.
En particulier, dans les années 1950, le MRP, qui en constituait l’expression partisane, vivait dans une contradiction permanente.
D’une part, force centrale de la Quatrième république, il est dénoncé, par les communistes et par les amis de l’URSS, alors pesamment influents, comme Machine à Ramasser les Pétainistes.
D’autre part, issus de la Résistance, et pour la plupart disciples directs ou continuateurs du Sillon de Marc Sangnier, ses cadres exècrent l’héritage des gouvernements de Vichy, et en particulier de tout ce qui se rapproche des idées maurrassiennes encore très prégnantes dans les cercles de droite.
Secrétaire général de la Jeunesse Étudiante Chrétienne en 1943, Rémond, devenu une sommité universitaire, restera fidèle à ses convictions. Ses adversaires pourraient parler de parti pris. Il persista dans sa thèse jusqu’à son dernier souffle, survenu en 2007, après avoir rédigé en 2005 une mise à jour de son livre fondateur.
L’année de sa première publication, 1954, ne fut pas seulement celle de Dien Bien Phu en Indochine et de la Toussaint rouge en Algérie. Ces événements provoquèrent l’éclatement et aggravèrent le déclin de la démocratie chrétienne en Métropole. Georges Bidault, pour ne citer qu’un exemple, devint alors un des principaux hommes politiques engagés dans la défense de l’Empire en Afrique du nord[2]. Mais la même période vit également s’affirmer de façon nette et profonde une coupure, durable depuis lors dans tout le spectre politique français. Elle s’est concrétisée par le vote du 30 août 1954, où la chambre des députés rejeta le projet d’une Communauté européenne de Défense, porté jusque-là par le gouvernement de Paris. Acmé du débat européen, associée aux idées de Robert Schuman, cette ligne de partage ne peut pas être négligée. Elle compte au moins autant que les vieilles étiquettes collées, sur les opinions de ses adversaires, par Rémond.
Car, du haut de sa chaire, et de son apparente objectivité, le politologue catholique de gauche n’a cessé de les poursuivre de son hostilité recuite.
Sa classification est devenue traditionnelle. Elle peut se révéler utile à nous éclairer. Mais elle ne doit pas nous aveugler.
La tradition qu’il qualifie de bonapartiste remonte, en réalité, au boulangisme. Elle s’inscrit dans la popularité du thème de la Revanche, qui recrute dans les rangs du gambettisme, du blanquisme, dans le peuple de Paris. Elle culmine avec l’apparition en 1888 du journal La Cocarde. Elle s’agite contre le scandale de Panama. Un Maurice Barrès, qui le dirigea au milieu des années 1890, lui conférera un relatif prestige et connaîtra une considérable descendance littéraire. Tirage énorme : 400 000 exemplaires. Elle se continue, après 1918 avec la plupart des ligues. Aujourd’hui on pourrait, sans être démenti lui rattacher les souverainistes.
Si l’on souhaite rattacher ces derniers au “bonapartisme” on se souviendra qu’un Philippe Séguin a consacré en 1990 un livre à la réhabilitation de Napoléon III sous le titre “Louis Napoléon le Grand”[3]
Reste le problème qu’au cours du XXe siècle l’école nationaliste dominante, celle de l’Action française, exècre explicitement et l’héritage napoléonien. Maurras, Bainville, Daudet ont chacun consacré un livre[4] à la réfutation officielle du mythe.
Ce que l’on peut donc seulement en dire c’est qu’il existe, à droite, un courant plus particulièrement attaché à la fonction militaire de l’État.
On peut qualifier d’orléaniste une seconde tradition assurément moins militante que la précédente. Elle incarne les options politiques, assimilées au centre droit, qui privilégient la prospérité économique.
Le premier problème de cet étiquetage-là, est qu’il ne s’intéresse plus, depuis longtemps, à la cause des princes d’Orléans.
Ceux-ci, pourtant, n’ont jamais cessé de s’investir dans les combats politiques, cherchant ailleurs leurs partisans.
Et surtout, jamais les grands intérêts économiques n’ont vraiment encouragé les orientations politiques droitières mais bien plutôt le centre-gauche. Dans la fameuse thèse historique de Beau de Loménie sur les dynasties bourgeoises, les présentant comme la quintessence de l’orléanisme historique, il est constaté que les grands habiles ont toujours misé sur les dérivatifs, ce que nous appelons aujourd’hui les réformes sociétales[5].
Quant à la plus authentique des traditions de droite, la qualifier simplement de légitimiste fait quand même bon marché de l’histoire des royalistes avant 1 830. Son apport ultérieur à la question, qui divisa les monarchistes français entre 1830 et 1883, ne saurait figer un tel courant d’opinion. Certes, sous la monarchie de Juillet, des figures comme celle d’Alban de Villeneuve-Bargemont ou Armand de Melun se rattachent au parti légitimiste de l’époque. Mais on perd très vite la trace du choix dynastique chez leurs successeurs, dont l’audience reste considérable. Les idées sociales d’Albert de Mun (1841-1914) et de René de La Tour du Pin (1834-1924) ont inspiré les encycliques fondamentales publiées par l’Église romaine à partir de 1891, et jusqu’à celle de Jean-Paul II, Centesimus Annus de 1991. L’apport décisif d’un Frédéric Le Play (1806-1882) à l’élaboration scientifique de la sociologie, démontrant le rôle de la famille comme cellule fondamentale de la société peut difficilement être réduit à un mot comme légitimisme[6].
Défendre, aujourd’hui, la patrie et l’entreprise, le métier et la propriété, l’enracinement et la région, les libertés et la famille, mais aussi l’ordre, ce ne sont pas des thèmes contradictoires.
Cela correspond à des fonctions sociales, à la fois différentes et solidaires. Cela implique au contraire de ce que sous-entend la thèse de Rémond, des sensibilités tout à fait complémentaires. C’est être, d’une manière ou d’une autre, un homme de droite.
Lorsque Chateaubriand, associé en 1818 à Villèle[7], contribue à la création de la revue le Conservateur, mot qu’il invente alors, que les Anglais reprendront en 1832, les Allemands en 1927, les Américains en 1953, etc. il se réfère au roi, à la charte et aux honnêtes gens. C’était il y a un siècle.
L’entente de ces diverses droites conditionne, aujourd’hui comme hier, le salut commun
Jean-Gilles Malliarakis anime le blog LInsolent.fr.
Apostilles
[1] La première édition est publiée en 1954 aux éditions Aubier sous le titre La Droite en France de 1815 à nos jours. Continuité et diversité d’une tradition politique. Réédité et mise à jour en 2005.
[2] Dans son livre “Algérie l’oiseau aux ailes coupées” (ed. Table Ronde, 1958, 254 pages) il dénonce l’indépendance accordée en 1954 aux deux protectorat voisins Tunisie et Maroc.
[3] L’ouvrage a été publié chez Grasset. Son titre répond aux poèmes satiriques des Châtiments rédigés à Jersey en 1852, où Victor Hugo le fustige en l’appelant Napoléon le Petit..
[4] cf. “Napoléon avec la France ou contre la France” Maurras 1932 sur le site Gallica ; Bainville “Napoléon” publié en 1931, réédité par Gallimard avec une préface de Patrice Guenifey en 2005 ; Léon Daudet Deux idoles sanguinaires, La Révolution et son fils Bonaparte, sur le site Gallica ; réédité par Albin Michel.
[5] En ce sens le macronisme apparu en 2017 pourrait être considéré comme son le dernier avatar.
[6] Terme compris aujourd’hui par surcroît dans un sens très différent du XIXe siècle, presque contradictoire…
[7] Leur rupture en 1824 est sans doute une des causes des catastrophes ultérieures.