L’idée que développe Jérôme Leroy dans son dernier papier à propos de France Télécom peut se résumer comme suit : France Télécom a été privatisée ; la direction ne s’intéresse désormais plus qu’aux profits ; pour ce faire, elle cherche à se débarrasser de ses salariés et n’hésite pas à les pousser au suicide ; la preuve est donc faite que le libéralisme est une « idéologie mortifère ». Fermez le ban.
On ne reviendra pas ici sur la méthode qui consiste à annoncer un nombre de suicides que l’on présente comme absolument terrifiant en omettant soigneusement de le mettre en rapport de la population concernée – les salariés de France Télécom – pour que personne ne se rende compte qu’il est en réalité inférieur à la moyenne nationale. C’est un fait en principe assez bien établit, il est inutile d’en remettre une couche et ce, d’autant plus que ces mêmes personnages qui tenaient minutieusement le décompte des suicides dans la presse vous accuseront d’être un monstre sans cœur qui ne s’intéresse qu’aux chiffres. Passons donc.
Il serait ridicule de nier le manque total d’humanité avec lequel la direction de France Télécom a mis en œuvre la réduction de ses effectifs. On ne saura peut être jamais si la volonté de la direction du groupe était de pousser ses salariés au départ en leur infligeant des conditions de travail insupportables ; toujours est-il que si tel avait était son objectif, elle n’aurait pas agit autrement. On sait avec un degré de certitude tout à fait raisonnable qu’un certain nombre de ces salariés qui ont mis fin à leurs jours l’ont fait pour des motifs exclusivement professionnels et directement liés à la réorganisation en cours. Didier Lombard est-il coupable ? Ce n’est certainement pas à moi d’en juger et je me garderai bien de le faire. Laissons, comme on dit, la justice faire son travail.
En revanche, sur la culpabilité du libéralisme dans cette affaire, j’ai deux ou trois commentaires à faire. Vous avez eu la version du procureur, laissez-moi donc faire l’avocat.
Primo, si la direction de France Télécom a cherché à réduire sa masse salariale depuis 2003, c’est principalement pour deux raisons : la première, c’est qu’elle était notoirement pléthorique ; la seconde, c’est que Thierry Breton héritait des errements de son prédécesseur (1) qui, ayant participé plus qu’activement à la fameuse bulle internet, avait endetté France Télécom à hauteur de 70 milliards d’euros. Lorsque l’État nomme Monsieur Breton à la tête du groupe, ce dernier tentera de sauver les meubles avec son fameux plan des « trois quinze » qui inclura, entre autres, 15 milliards d’euros d’économies – notamment sur la masse salariale du groupe. Il n’était donc pas tant question de réaliser de gigantesques profits mais plutôt d’éviter que le groupe disparaisse.
Deuxio, il est peut être utile de rappeler que France Télécom, à l’époque des faits comme aujourd’hui, est dirigée par l’État. Au 31 décembre dernier, directement ou via le Fonds Stratégique d’Investissement, l’État détenait 27,1% des droits de vote et aucun autre actionnaire n’en possédait plus de 5%. En d’autres termes, à moins qu’une myriade de petits porteurs ne s’unisse pour contester ses choix, c’est bel et bien l’État qui décide. C’est lui qui a nommé Michel Bon, Thierry Breton, Didier Lombard et, plus récemment, Stéphane Richard (2) comme il y a parachuté Christine Albanel quand elle eut fini de nuire dans son ministère. Il est donc inutile de chercher un obscur magnat de la finance pour l’accuser de la débâcle financière ou de la gestion calamiteuse des ressources humaines : le patron c’était l’État, le garant de l’intérêt général, l’investisseur visionnaire, l’employeur présumé idéal parce que, précisément, il se fiche éperdument de réaliser des profits.
Tertio, si la méthode qui consiste à harceler un salarié pour le pousser à partir de lui-même s’avère avoir été employée sciemment, je dois avouer que je n’en serais pas étonné outre mesure. La raison en est fort simple et elle découle de mon point précédent : c’est une méthode largement usitée dans nos administrations, entreprises publiques et, d’une manière générale, partout où les salariés sont protégés d’un éventuel licenciement par leur statuts. Dans une entreprise privée et dans un monde libéral, un employé qui ne donne plus satisfaction, on le licencie ; comme on ne peut pas licencier un fonctionnaire, on procède autrement. Si vous cherchez des salariés dépressifs, qui ne savent pourquoi ils travaillent et qui souffrent d’un management à la limite de l’inhumain : allez donc faire un tour dans nos administrations et autres entreprises publiques.
C’est toute l’ironie de cette affaire : alors que l’Éducation nationale et la Police nationale affichent des taux de suicides nettement supérieurs à ceux de France Télécom, on nous explique que ce sont le capitalisme, la course au profit et la rapacité des actionnaires qui poussent les salariés à commettre l’irréparable. Je ne compte plus ceux de mes amis qui travaillent pour l’État et se plaignent en permanence d’une perte totale de sens, d’une hiérarchie fuyante et incapable de prendre la moindre décision, de petits chefs hargneux qui les prennent en grippe pour des raisons incompréhensibles ou de collaborateurs démotivés qui passent leurs journée à en attendre la fin. Pour nous autres, qui avons fait nos carrières dans le privé, c’est proprement inimaginable ; nous en avons tous vu de belles mais à ce point, rarement.
Les méthodes de management de France Télécom sont finalement une illustration parfaite de la différence qui existe entre un monde libéral et un monde socialiste dès lors qu’il s’agit de faire avancer les hommes : dans le premier, on utilise la carotte ; dans le second, on ne connait que le bâton.
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1. Il est question ici de Michel Bon, énarque et inspecteur des finances, qui, en matière de gabegie et d’investissement hasardeux n’avait pas grand-chose à envier à Jean-Marie Messier, également énarque et inspecteur des finances.
2. Énarque, inspecteur des finances et ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde.
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