Tribune libre de Jean-Yves Naudet*
Les banques centrales ont été inventées pour émettre une monnaie de qualité, dont le pouvoir d’achat soit le plus stable possible. Une monnaie de qualité est appréciée par tous les acteurs de l’économie mondiale. On lui fait confiance, parce qu’elle est émise en contrepartie de créances rigoureusement sélectionnées.
En réalité, surtout depuis l’abandon de l’étalon-or, les banques centrales n’ont cessé de fabriquer de la mauvaise monnaie et, loin de garantir la stabilité monétaire, elles prennent délibérément le chemin de l’inflation. Ce laxisme monétaire a provoqué la crise de 2008, a aggravé la crise économique qui a suivi et s’accentue aujourd’hui sous la pression des dettes publiques. Pourquoi cet attrait irrésistible pour l’inflation et que peut-on en attendre ?
La politique monétaire « accommodante »
QE, pour quantitative easing : on « s’arrange » avec la quantité de monnaie émise. La théorie monétaire quantitativiste, vieille comme le monde, enseigne que la valeur d’une monnaie diminue avec la quantité de monnaie émise. Comme n’importe quel bien, plus on en fabrique, moins elle a de valeur. C’est pourquoi les monétaristes ont toujours prôné une stricte limitation de la masse monétaire émise par les banques centrales.
Hélas, ces beaux principes ne sont pas respectés, pour une raison essentielle : les banques centrales sont sous la coupe des gouvernements et, depuis Keynes, tout gouvernement se doit d’avoir une politique monétaire « active ».
Application de cette doctrine : dans les années précédant 2008, la FED, Réserve Fédérale américaine, dirigée par Alan Greenspan puis Ben Bernanke, va soutenir les banques américaines accordant des crédits immobiliers extravagants à des emprunteurs insolvables. Ces crédits ont été voulus par l’administration Clinton. Les banques américaines ont été encouragées à ouvrir les vannes du crédit parce que l’État leur a garanti des taux d’intérêt particulièrement intéressants : « subprimes ». Quelques mois plus tard, les banques US se retrouvent avec, dans leurs actifs, des créances irrécupérables, qui se sont ensuite diffusées comme un poison dans toutes les institutions financières.
Pour dissoudre la crise, en 2008 la FED s’affranchit de toute rigueur quantitative : elle a une politique « accommodante ». C’est QE 1.
Va venir QE 2 : la crise financière dégénère en crise économique parce que les gouvernements du monde entier (dans le cadre du G20) se mettent en tête qu’il y a un risque de récession à la suite des difficultés des banques et aussi de certaines branches industrielles, comme l’automobile. Il va donc falloir « relancer » et, pour ce faire, multiplier les dépenses budgétaires (on est keynésien ou on ne l’est pas !). Le « stimulus » conduit à d’énormes déficits et, pour les couvrir, il faut demander aux banques centrales de donner un coup de main : nouvel assaut contre la rigueur quantitative. Avec le Q2 la FED devient le plus gros détenteur au monde de bons du Trésor US.
L’inondation monétaire
Le résultat sur le bilan de la banque centrale américaine est impressionnant : il a plus que triplé en cinq ans et la moitié environ est constituée d’achats d’emprunts d’État à long terme. La planche à billets va tourner à toute allure. Le bilan de la FED a franchi le seuil des 3 000 milliards de dollars d’actifs, contre moins de 1 000 il y a peu. D’autres banques centrales ont suivi le même chemin, comme le montre le changement récent de la politique monétaire japonaise, souligné ici même dernièrement.
Pour sa part, la Banque centrale européenne a paru plus prudente sous l’influence de la rigueur allemande, car l’Allemagne garde un souvenir douloureux du laxisme monétaire et de l’hyperinflation qui en a résulté à l’époque de la République de Weimar. D’ailleurs, la rigueur allemande n’est que la stricte application des statuts de la BCE (obligation de lutter contre l’inflation) et des traités européens (Maastricht puis Lisbonne) qui interdisent le financement monétaire des déficits publics.
Avec l’arrivée de Mario Draghi, les choses ont changé et la BCE a baissé ses taux et contribué à son tour à l’inondation monétaire et au financement de la dette publique. Pour l’instant, les « experts » font observer que la masse monétaire en circulation n’a pas progressé en proportion de ces interventions. C’est vrai. Mais une analyse attentive des dernières statistiques de la BCE montre certains phénomènes inquiétants.
Déformation du bilan des banques centrales
La première constatation est que l’actif de la BCE vient de se gonfler au cours des derniers mois d’une masse de liquidités déposées par les banques européennes. Le poste « avoirs en compte courant des banques » dépasse les 414 milliards d’euros, cent fois ce que les banques sont tenues d’avoir en réserve auprès de la BCE (4 milliards) ! D’où viennent ces liquidités ? Des avances que la BCE avait faites précédemment pour « soutenir » les banques européennes auxquelles on demandait de racheter une bonne partie des dettes souveraines. Mais quid si les banques européennes devaient retirer du jour au lendemain les dépôts – par exemple parce que les dettes souveraines n’étaient pas honorées ? Ce serait une belle injection d’euros dans le corps économique européen, et cette overdose sous forme d’inflation aurait des conséquences mortelles.
Ensuite, la masse monétaire, dans la définition large M3 (billets, dépôts à vue et à moyen terme), qui diminuait il y a quelques trimestres, progresse désormais. Selon la BCE, « l’accentuation progressive de la croissance de l’agrégat monétaire large observé au cours des trimestres précédents a été confirmée par les évolutions constatées tant au troisième trimestre qu’en octobre 2012 » (+ 3,9% en octobre, contre 3,1% au 3° trimestre et 2,7% au second) et le mouvement va s’accélérant.
Ces données techniques confirment bien que la politique suivie est clairement laxiste, en Europe, aux USA ou ailleurs et le but est de maintenir des taux d’intérêt artificiellement bas et une création monétaire en hausse.
Pourquoi ces choix monétaires ?
La première raison est que l’on est toujours englué dans la fausse idée qu’il faut soutenir et l’économie et les banques. C’est le côté keynésien de la politique.
La seconde raison, moins glorieuse, est que les États espèrent noyer dans l’inflation une bonne partie de leur dette « souveraine ». Moins glorieuse parce que la dépréciation d’une monnaie est toujours un vol : pour les épargnants qui se retrouvent à la tête d’un stock de monnaie de singe, pour les créanciers qui perdent une grande partie de leur créance, pour les consommateurs pour lesquels l’inflation est un impôt. Réduire la dette grâce à l’inflation, Jacques Delors l’avait suggéré à voix basse et DSK à voix haute : ils en avaient rêvé, les Banques Centrales l’ont fait. Passe encore pour la Banque du Japon, où la dette publique est due à des Japonais, mais quid pour un pays comme le nôtre où 75 % est entre les mains d’étrangers ? Se laisseraient-ils spolier ? Voilà quelques bonnes tensions en perspective.
Certes, actuellement l’inflation n’est pas « ouverte ». Mais on a un signe avant-coureur : les cours de Bourse ne cessent de monter alors que la croissance est absente, parce que les opérateurs ont des liquidités à très bon prix. L’argent ne coûte rien, donc on peut s’engager dans des opérations plus risquées : on pourrait ainsi préparer la prochaine bulle boursière ! Comme en 1929, comme en 2008.
Une fois l’inflation ouverte, on se trouve confronté au problème du dentifrice : comment le faire rentrer dans le tube après l’en avoir sorti ? Les banques centrales jouent un jeu dangereux.
*Jean-Yves Naudet est un économiste français. Il enseigne à la faculté de droit de l’Université Aix-Marseille III, dont il a été vice-président. Il travaille principalement sur les sujets liés à l’éthique économique.
> Cet article est publié en partenariat avec l’ALEPS.
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