A la mémoire de ce génie de la pensée politique que fut Julien Freund.
A titre personnel, je suis ravi du succès de mon article précédent sur Marine Le Pen (Cf. ici et là) qui a suscité un grand nombre de commentaires argumentés souvent très intéressants. Certains ont été surpris, à juste titre, de la dureté du propos qui avait pour but de montrer, à travers une politique-fiction, un exemple de ce que devrait être une véritable campagne de droite : polarisée, sûre d’elle-même et vindicative. L’histoire des élections en France ou à l’étranger démontre que c’est uniquement lorsque la droite est agressive qu’elle s’impose dans les urnes.
1) L’immortelle et universelle opposition gauche/droite
Certains commentateurs ont écrit que les concepts de droite et de gauche sont dépassés. En vérité, il ne le sont absolument pas et ne l’ont jamais été. Lorsque les Français expriment dans les sondages que les notions de droite et de gauche sont désuètes, cela signifie qu’aucun parti politique n’est réellement clivant. En revanche, selon l’étude de Philipe Baccou détaillée dans mon billet précédent, la majorité des Français se revendique de droite ou de gauche. Plus encore, nous remarquons à travers l’histoire politique mondiale que cette césure a pour ainsi dire toujours existé, à travers tous les régimes, qu’ils soient oligarchiques, monarchiques ou démocratiques. Que nous soyons à Athènes, à Sparte ou au sein de la Rome antique républicaine ou impériale, la scène politique s’est toujours scindée entre conservateurs et progressistes.
a) La Rome antique
La république romaine n’était absolument pas démocratique mais aristocratique : seules les grandes lignées familiales régentaient la cité. Mais elles étaient divisées entre progressistes se revendiquant proches du peuple et conservateurs jaloux de leurs privilèges. En 133 avant Jésus-Christ, éclata une très longue guerre civile qui enclencha la mue de la République en Empire, provoquée par la révolte de deux grands aristocrates, les Gracques, révulsés par le sort piteux réservé aux soldats-citoyens romains. En effet, « ils s’étaient rendu compte que les citoyens romains les plus méritants, ceux qui avaient participé aux guerres de conquête, vivaient dans la misère. Revenus de campagnes, ils retrouvaient leur petit domaine, au mieux abandonné, au pire vendu au voisin par une épouse qui, juridiquement, ne pesait d’aucun poids », explique l’historien Yann le Bohec.
Nos deux aristocrates proposèrent une loi agraire consistant à privatiser des lopins de terres « publics » (c’est-à-dire appartenant aux grandes familles) pour que les malheureux vainqueurs puissent en jouir. Face au refus obtus d’une partie des grandes lignées, ils constituèrent au Sénat un parti dit « des Populaires » – ce à quoi répondirent les opposants en se regroupant sous la bannière des Optimates signifiant les « meilleurs ». Bien qu’elle eût toujours existé sociologiquement, la distinction gauche-droite devint une consécration politique qui jeta la République dans la guerre civile. C’est le parti de « gauche » des Populaires qui eut gain de cause et qui imposa l’ordre avec César et son fils adoptif Octave. Mais le parti conservateur ne disparut pas pour autant et se transforma en un Sénat extrêmement traditionaliste, garant de l’art, des us et coutumes, de la religion et de la culture romains. Comme l’a remarquablement décrit Yann Le Bohec, le pouvoir impérial romain engendré par César ne fut jamais absolu, mais toujours couplé d’un Sénat extrêmement puissant qui nommait tous les grands administrateurs civils et militaires.
Plus proche de nous, la monarchie française ne fut en aucun cas un bloc monolithique malgré l’unité incarnée par le Roi. Elle a toujours été traversée par une branche conservatrice et une branche progressiste. Par exemple, à partir de Richelieu et de Mazarin, la césure s’est faite entre légitimistes pro-royaux et orléanistes pro-aristocrates sous le mouvement de Gaston d’Orléans ; la fronde parlementaire ou les critiques du duc de Saint-Simon s’inscrirent dans ce clivage que l’unicité royale permit de temporiser mais pas de dissoudre.
b) La Chine actuelle
Et ce qui vaut pour l’histoire, vaut pour la géographie. La Chine de 2014 est devenue la première puissance mondiale, dépassant depuis quelques mois la parité de pouvoir d’achat américaine et depuis deux ans son commerce extérieur. Pourtant, sous le calme apparent et feutré du Parti communiste chinois, une fracture déchirante, aux conséquences mondiales, existe entre progressistes et conservateurs. Dans un très bon petit livre intitulé Impostures Politiques, la politologue Marie-France Garaud explique le pouvoir chinois : le président a un unique mandat de 9 ans et son successeur et le suivant sont déjà consacrés d’avance par le parti.
Mais la dernière succession, celle de Hu Jintao ne se passa pas du tout comme prévue. Ce dernier dirigeait la frange progressiste et bourgeoise du Parti qui fit rentrer, grâce à Deng Xiaoping en 1970, la Chine communiste arriérée dans la modernité capitaliste, se démarquant ainsi des « conservateurs maoïstes ». Mais une crise grave apparut dans les années cruciales 2009-2012, peu de temps avant la succession à la présidence. Les conservateurs maoïstes issus de l’élite administrative et militaire de la capitale tellurique de Pékin se distinguant de l’élite commerçante de la région maritime de Canton, reprit vigoureusement le dessus, imposant au Parti de sortir la Chine de sa neutralité naturelle et d’avoir dorénavant une politique étrangère combative face aux Etats-Unis dans le Pacifique, et de juguler la modernisation sociétale dans le pays. Le populiste Bo Xilai était la figure de proue de ce mouvement. Il fut évincé au dernier moment par un membre de son courant, plus discret mais encore plus ferme que lui : Xi Jinping.
Depuis, la Chine revendique de manière arrogante la mer de Chine, riche en hydrocarbures (dont elle a cruellement besoin), qu’elle considère dorénavant comme son propre territoire, ainsi que nous pouvons le voir sur les cartes officielles. En réaction, le Vietnam et les Philippines, très hostiles – du fait de leur histoire respective – à l’Amérique, ont demandé néanmoins en urgence à l’Oncle Sam, trop content d’avancer ses pions pour contenir la nouvelle puissance chinoise, des bases militaro-nucléaires sur leur propre sol. De son côté, le Japon vient de voter une résolution pour une autonomie militaire et atomique, concédée par les Etats-Unis qui le lui refusaient depuis 1947. L’Histoire est de retour…
c) La droitisation de la France
Pourquoi ces continuelles fractures à travers le temps et l’espace ? Le remarquable philosophe de la politique, Julien Freund, dans son sublime ouvrage, Essence du Politique, en donne un indice. Fidèle à la ligne réaliste aristotélicienne, Julien Freund accepte que l’homme soit par nature un être politique – c’est-à-dire qu’il est biologiquement social ; qu’il est inévitablement porté à s’agréger en communauté politique. Mais, du fait de la multiplicité des individus, la communauté est obligatoirement fendillée par des intérêts contraires, se cristallisant souvent au travers d’une polarité entre conservatisme et progressisme. La société est donc intrinsèquement conflictuelle. D’où la sécrétion par la communauté d’un pouvoir politique, dont le but ultime est la sécurité extérieure et la concorde intérieure. Cela étant, l’efficience du pouvoir ne passe que par l’imposition d’une paralysie temporaire entre les administrés divergents. Puis ce pouvoir, fragile, après avoir accompli son devoir, s’effondre, laissant place à un autre répondant mieux au nouvel intérêt général de la cité, toujours fluctuant à travers les âges.
A l’inverse de ce que l’on nous serine à longueur de temps, le pouvoir politique n’est pas rassembleur d’une communauté politique mais gouverneur de cette même communauté. Il ne doit son existence qu’ à une partie de la communauté qui est temporairement plus forte que les autres.
Traduction pour la France de 2014 : un candidat politique ne doit pas tenter de séduire le courant opposé mais se concentrer uniquement sur ce que souhaite son électorat réel et potentiel qui le fera gagner parce qu’il est le plus important. Bref un candidat doit être extrêmement clivant. Actuellement, l’électorat de droite, qualitativement très à droite, est plus important en absolu que l’électorat à gauche, mais étant divisé entre le FN et l’UMP, il est relativement plus faible que l’électorat de gauche qui est beaucoup plus compact. A bon entendeur salut !
N’oublions pas évidemment, que selon Aristote et son lointain disciple Freund, un pouvoir ne peut émerger que d’un corps social relativement homogène racialement et culturellement, au risque que des intérêts ethnoculturels trop antithétiques ne soient incapables d’engendrer une puissance publique commune apte à les gouverner. Traduction : seule une minorité ethno-culturellement homogène avec la majorité se soumet pacifiquement au pouvoir émanant de cette majorité.
La France de 2014 vit un effondrement lent mais inéluctable du Système de mai 68 qui refuse toujours plus futilement de laisser prise à une nouvelle puissance conservatrice, civique et identitaire, en train d’émerger inexorablement. La population française de souche représente encore 85% de la société et se droitise très fortement. Et cette droitisation ne pourra que se traduire politiquement, à terme, plus ou moins dans la douleur si on l’empêche de s’affirmer aisément.
Dans une très bonne interview au Monde mise en lien par Jean-Louis de Morcourt, Patrick Buisson explique : « une récente enquête de l’IFOP pour la Fondation Jean-Jaurès atteste de l’émergence de cette droite des valeurs portée par un haut niveau de l’adhésion de l’opinion. D’aucuns persistent à garder les yeux grands fermés sur ce mouvement de fond. Ils voudraient vite refermer la parenthèse du sarkozysme et de la Manif pour Tous. Ils rêvent d’un retour à ces temps où la droite n’était qu’une moindre gauche ou, pour reprendre le mot de Muray, une ‘petite gauche de confort’. Avec cette mécanique implacable si bien décrite par Mark Twain : « les gens de gauche inventent des idées nouvelles ; quand elles sont usées la droite les adopte ». Ce ressort est cassé. On ne reviendra pas à la case ante-Sarkozy. Ceux qui voudraient à nouveau faire de la gauche et des médias les arbitres de la stratégie de la droite mènent un combat d’arrière-garde ».
Comme le montrent les études du statisticien Jérôme Fourquet, les adhérents et sympathisants des droites classique (UMP) ou populaire (FN) désirent ardemment une campagne à droite de leur candidat et aussi une coopération entre les deux partis du fait que leurs bases militantes respectives soient de plus en plus homogènes.
Seul un homme profondément conservateur et identitaire sera consacré par cette lame de fond populiste. Si Marine Le Pen, confondant trop dédiabolisation et gauchisation, respectabilité et normalisation, rentre dans le Système, en cédant sur les questions identitaires et conservatrices, elle perdra.
Car l’électeur français de droite de 2014 est politiquement identitaire – une nation n’est que la consécration politique d’une réalité ethnoculturelle spécifique préétablie, même s’il peut y avoir une petite minorité allogène parfaitement assimilée –, socialement conservateur – la culture n’est pas dissociable de la nature, elle-même régie par des lois biologiques qui ont un sens, une signification, une utilité objective pour et au sein d’un ordre cosmique –, économiquement libéral – ce qui n’interdit pas un Etat stratège du moment qu’il ne touche pas à la liberté entrepreneuriale* – et géopolitiquement unilatéral – qui se moque de la gouvernance mondiale, et ne s’occupe, unilatéralement, uniquement des intérêts et de la sécurité de son pays, à la manière d’Israël.
A suivre…
*Entre l’ultralibéralisme dégénéré et l’économie étatiste et socialisante d’un Mélenchon (que le FN trouve « intéressant » !), il y a un juste milieu très bien expliqué par le politologue Patrick Buisson: « l’économique est toujours le reflet d’une métaphysique. On est passé d’un capitalisme entrepreneurial qui, en osmose avec l’éthique chrétienne, conférait une valeur morale au travail, à l’investissement à long terme, à l’ascétisme et la satisfaction différée à un capitalisme financier qui privilégie la pulsion et la compulsion, le court-termisme et la jouissance instantanée. La crise économique actuelle est en réalité une crise de civilisation, celle d’une forme de capitalisme qui favorise des comportements humainement, socialement et économiquement destructeurs. »
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