L’heure est à la simplification : il faut « donner plus de compétitivité » à notre économie. Dans la ligne colbertiste, on a créé un « Conseil de simplification » (sous la IV° République, pour enterrer un problème, on créait une commission ; sous la V°, c’est un conseil). En avril, ce Conseil a avancé 50 propositions, puis 50 autres fin octobre et d’autres encore au conseil des ministres du 5/11. Parmi ces mesures, la simplification de la feuille de paie : on regroupera plusieurs cotisations. Mais s’agit-il d’un progrès ? D’une part, le coût de l’opération a été chiffré à plusieurs millions d’euros par le Medef, les entreprises ayant à revoir tout leur système de paie. D’autre part, la feuille sera peut-être plus lisible, mais elle ne donnera plus les informations de nature à calculer le salaire complet, le seul élément qui permettrait de savoir ce que les prélèvements obligatoires représentent et qui pourraient indiquer aux salariés ce qu’ils ont réellement gagné et ce que la Sécurité Sociale et l’Etat lui auront coûté. Simplifiée, la feuille de paie sera encore plus opaque.
Un vieux serpent de mer
La feuille de paie française a de quoi impressionner -et rebuter- les salariés. Compte tenu du nombre de prélèvements sociaux, de la complexité des calculs (taux et base varient suivant les situations), il n’est pas rare qu’elle tienne sur deux pages et qu’elle comporte près de 30 lignes, contre 5 en Allemagne. La simplification de la feuille de paie est un vieux serpent de mer et des mesures (facultatives) avaient déjà été prises en 2005 ; les entreprises avaient montré peu d’enthousiasme car regrouper des lignes ne simplifie pas les calculs préalables. En 2012, on a suggéré d’ajouter au salaire brut, net et cotisations salariales, les charges patronales, mais de manière facultative.
Bref, rien n’a vraiment changé. Pourquoi ? Parce que la complexité de la feuille de paie traduit la complexité du financement de la protection sociale obligatoire ; regrouper les lignes ne change rien pour l’entreprise, qui doit de toutes façons faire les calculs de chaque sous-rubrique, puis les regrouper en grandes familles. L’entreprise n’y gagne rien et le salarié perd en information, les calculs n’étant plus visibles et devenant plus opaques. Dans tous les cas, l’entreprise doit recourir aux experts-comptables et aux fiscalistes, si le chef d’entreprise ne veut pas finir ruiné pour non-respect de la législation.
Mais le Conseil de simplification a innové : la nouvelle feuille de paie sera utilisable dès janvier 2015 et obligatoire début 2016. Bien entendu, on ne changera rien aux vaches sacrées, c’est-à-dire à la multitude des cotisations, avec la multiplicité actuelle de taux, d’assiettes, de plafonds et de sous-catégories. On sera juste obligé de regrouper les rubriques en grandes familles. Derrière le décor simplifié, la complexité actuelle subsistera avec tout son côté kafkaïen.
Simplifier sans rien changer, c’est compliquer
Mais il y a une grande première mesure simplificatrice, que nos amis de Contrepoints ont bien relevée : on laissera tomber (dans la feuille de paie, pas dans la réalité !) toute la partie concernant les cotisations patronales (qui n’était déjà que facultative et peu développée). En évacuant ce qui est financièrement le plus important, il est sûr qu’on simplifie. Pas grave, affirme le Figaro du 8 octobre « La mention des charges patronales, qui ne concerne pas directement le salarié, disparaîtra ». Le Figaro contribue ainsi à une belle désinformation : Comment laisser croire que les charges patronales ne concernent pas le personnel, alors qu’elles sont bien soustraites à ce que le salarié pourrait gagner ?
Une fois les cotisations patronales évanouies dans le calcul, on en revient à la grande fiction française : la distinction entre salaire brut et salaire net, celui-ci se déduisant de celui-là par soustraction des simples cotisations « salariales ».
La dite « simplification » ne fait que rendre obligatoire un mode de présentation qui était facultatif pour les entreprises (et peu pratiqué) : regrouper les lignes du bulletin de paie. Mais on garde la complexité réelle du système de cotisation. On y perd en transparence, puisqu’on n’aura plus désormais le détail par cotisation, mais seulement les sommes par grandes rubriques.
Un écran de fumée
En d’autres termes, le salarié disposera d’un bulletin de paie qu’il pourra lire plus facilement parce qu’on lui aura caché une partie de la réalité. Alors pourquoi cette réforme ? Ses artisans arguent de la réduction des coûts de la feuille de paie pour les entreprises : 2 milliards, disent-ils. Mais si l’on en croit les entrepreneurs, c’est tout l’inverse puisqu’ils doivent tenir une nouvelle comptabilité, qui ne supprime pas les anciennes, mais qui les masque et s’y ajout. Seule économie possible : le papier, puisque la feuille est raccourcie. Cela représentera-t-il deux milliards ? En outre, Contrepoints précise que ce sera l’occasion d’ajouter une nouvelle cotisation en janvier pour le financement mutualisé des organisations syndicales de salariés et d’employeurs. On finançait déjà les syndicats par nos impôts ; cela ne suffisait pas, on les financera aussi par nos cotisations sociales : donner plus d’argent à la CGT ou à FO va sûrement booster la compétitivité de nos entreprises !
Ceci ne simplifiera rien du tout ; ce n’est en réalité qu’un écran de fumée pour continuer à cacher aux Français le vrai coût de la protection sociale. La disparition complète des cotisations patronales amplifiera la désinformation actuelle. En effet, la distinction cotisations salariales/cotisations patronales est totalement artificielle. Que la répartition soit par exemple 100 pour le salaire net, 20 pour les cotisations salariales et 60 pour les patronales, ou qu’elle soit de 100, 40 et 40 ne change rien au fait que l’entreprise dépense 180 et que le salarié reçoit 100.
De la feuille de paie vérité à la liberté de s’assurer
Ces 80 de charges au total correspondent à ce qu’on appelle parfois « un salaire indirect ». L’expression est trompeuse, car elle suggère que les employeurs ajoutent au salaire une somme élevée pour apporter aux salariés l’avantage d’une protection sociale obligatoire. Mais d’une part, c’est la loi qui rend ces prélèvements obligatoires et en fixe le montant, qu’il s’agisse de la part dite « patronale » ou « salariale » des cotisations. D’autre part, ces sommes ne sont pas des additions au salaire, mais des soustractions. Car c’est sur la valeur réelle du travail effectué par le salarié que l’on a ponctionné ces sommes astronomiques.
La vérité consisterait à dire plutôt : le salarié est dépossédé par la législation d’une grande partie de la valeur du travail qu’il a fourni. Si on lui donnait la totalité de cette valeur, que l’on appellera « salaire complet », il pourrait s’assurer lui-même.
C’est la raison pour laquelle l’ALEPS, avec en première ligne sur ce sujet Axel Arnoux et le soutien total de ses dirigeants, a défendu le salaire complet. Celui-ci vise à faire figurer sur la feuille de paie toutes les cotisations, salariales ou patronales ; cela permet de mettre fin à la désinformation sur la soi-disant gratuité de notre protection sociale. Elle révèle au salarié ce qu’il lui en coûte d’être « assujetti » à la Sécurité Sociale et autres organismes publics.
Le salaire complet imprimé sur la feuille de paie est évidemment un premier progrès. Le progrès suivant consiste à le verser au salarié puis à lui demander de régler lui-même ses charges sociales (ce que fait l’entreprise pour lui actuellement). Très vite, le salarié prendra conscience du montant prohibitif de cette assurance obligatoire et il pourra faire la comparaison avec des contrats privés offrant les mêmes couvertures. Il souhaitera alors changer de système et retrouver la liberté de s’assurer qu’il a perdue. Avec la liberté, chacun aura le choix entre rester dans le système public obligatoire ou s’adresser au secteur privé. Par exemple, des assureurs travaillant en capitalisation pourront offrir des couvertures identiques à un coût inférieur à celui du système par répartition imposé aujourd’hui. Voilà la vérité, voilà ce qui est masqué par la nouvelle feuille de paie « simplifiée ».
> Cette tribune a été publiée en collaboration avec Libres.org.
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