Peuple ou Nation ? Qu’est ce qui différencie aujourd’hui l’eurosceptique de droite de l’eurosceptique de gauche ?

Qu’est ce qui différencie aujourd’hui le souverainiste de droite de l’eurosceptique de gauche ?

Tous deux veulent rompre avec l’idéologie ordolibérale qui préside à l’européisme au nom de la démocratie, dont tous deux s’accordent désormais à dire qu’elle n’est applicable que dans un cadre national, c’est à dire au sein d’institutions contrôlées par le peuple. Mais la gauche a du mal avec ce mot de « national » qui sonne faux à ses tympans polis par un siècle d’« Internationale ». Ainsi commence-t-elle timidement à parler de « souveraineté populaire » (cf. Fréderic Lordon), tandis que les souverainistes, eux, enfonce en bonne logique le clou de la « souveraineté nationale », auprès d’un électorat populaire de plus en plus à l’écoute.

Alors faut-il donner la parole au Peuple ou à la Nation ? Ne s’agit-il pas de deux fictions ? Le Peuple existe-t-il ? Le peuple avec un petit p, certainement, c’est l’ensemble des personnes vivant sur le territoire national (tiens je dois recourir à la notion de nation pour définir ce qu’est le peuple…). Mais le Peuple avec un grand P, cette idée qu’il s’agirait d’un immense bloc homogène, comme si tout le monde pensait la même chose, même si l’on ne parle que des classes dites populaires, est évidemment une vue de l’esprit qui ne sert qu’à légitimer des dictatures, dites populaires, de type communiste (URSS, Chine, Cuba…). Celui qui réduit le peuple au Peuple, celui-là ne peut-il pas légitimement être taxé de « populisme » ?

La Nation existe-t-elle ? Géographiquement certainement ; une nation est un territoire, un pays, délimité par des frontières issues des vicissitudes de l’ensemble des personnes qui y vivent (tient je suis obligé d’avoir recours au peuple pour définir ce qu’est une nation…). Mais la Nation avec un grand N, celle qu’on alla défendre à Valmy, celle qui se dit reconnaissante à tant de nos ancêtres morts sur le champs de bataille, celle qui décore ses bons élèves d’un peu rouge au veston, n’est ce pas une chimère, une allégorie propre à servir certaines causes, certains partis, un instrument de pouvoir et de manipulation des foules ? Celui qui réduit la nation à la Nation, celui-là ne peut-il pas être légitimement taxé de « nationalisme » ?

“Se réclamer du « Peuple » ou de la « Nation », ce n’est pas un programme politique, c’est la condition même de l’exercice de la politique.”

Nous sommes tous le Peuple, nous sommes tous la Nation. Nous donnons, nous tous qui nous sentons appartenir au peuple et la nation, à ces deux mots leur unité conceptuelle autant que leur diversité réelle. La nation est ce « plébiscite de tous les jours » (Renan) qui permet, et sur lequel repose « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (déclaration universelle des droits de l’homme). Point de Nation sans peuple, point de Peuple sans nation. Si la Nation est le bien du peuple, inversement une nation n’existe que parce que le Peuple l’habite. C’est ainsi qu’on parle du « Peuple tibétain » pour affirmer que les tibétains ont droit à une nation, ou de la « Nation inuit» pour affirmer que les Inuits constituent un peuple à part entière. En réalité, ce que l’on veut affirmer par Nation ou par Peuple, c’est la souveraineté, c’est à dire la capacité à décider de son sort.

Nation et Peuple sont-il des fictions ? Oui, certainement, et des fictions à manier avec prudence. Mais des fictions utiles, nécessaires même, car en réalité il s’agit de la même fiction, de la fiction politique ; de ce sentiment d’appartenance à une communauté de destin qui permet aux hommes de s’affranchir de la fatalité. Se réclamer du « Peuple » ou de la « Nation », ce n’est pas un programme politique, c’est la condition même de l’exercice de la politique.

Il serait bon que les tenants de l’un et l’autre apprennent aujourd’hui à se parler sans fausse pudeur à l’heure où la question est de savoir si la démocratie est encore possible en Europe.

> Le Scribe anime un blog.

Pour aller plus loin :

Ernest Renan : Qu’est-ce qu’une nation? : http://www.bmlisieux.com/archives/nation04.htm

Frédéric Lordon : “la souveraineté c’est la démocratie” : https://www.youtube.com/watch?v=E2oxNgxusJ8

Le comptoir : “Peut-on être de gauche et défendre la nation?” http://comptoir.org/2015/06/12/peut-on-etre-de-gauche-et-defendre-la-nation/

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13 Comments

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  • Pascal , 19 juillet 2015 @ 10 h 51 min

    Dans la DDHC de 1789 il est question de la souveraineté de la nation dont le principe est précisé dans l’article III. Idée de nation qui doit beaucoup à l’abbé Sieyès qui concevait la Nation comme une entité qui comprenait les vivants mais également les morts et les pas encore nés, la patrie des pères en quelque sorte. D’où l’opposition de Sieyès à la démocratie directe. Dans la DDHC de 1793 il est cette fois-ci question de souveraineté du peuple, plus proche de la démocratie directe que préconisait Rousseau. Mais ce qui marche bien dans les vallées suisses n’est pas adapté à une grande nation comme la France.

  • peripathos , 19 juillet 2015 @ 11 h 31 min

    L’eurosceptique “de gauche” reste aliéné , dans la mesure où il est “de gauche” à son idéologie tenant lieu de pensée et de “religion” qui le fera toujours ( tel un Tsipras ou un Mélenchon ou un Montebourg ) rentrer dans le rang du parti et retomber dans son addiction au fantasme du grand soir , et de la “démocratie” universelle ….

    L’eurosceptique de gauche ne l’est donc pas longtemps et n’est pas conséquent . Il est “eurosceptique” seulement pour la pause et la photo , pour faire le “rebelle” avant les élections .

    C’est la grossière erreur , la FAUTE , du niou fn moderne bobo branchouille qui feint de ne pas comprendre cela ou qui veut faire COMME SI il n’y avait qu’un seul “euroscepticisme”

  • peripathos , 19 juillet 2015 @ 11 h 47 min

    Le “peuple” souvent abstrait , réifié et instrumentalisé est une “notion” cependant plus proche du réel que celle de “nation” qui chronologiquement( historiquement ) et logiquement vient celle de nation .

    Le peuple est censé être constitué d’individus libres qui peuvent choisir et décider de partir et de rompre avec la “nation” dont ils sont par naissance .
    A moins que l’on ai , comme dans la ré publique française , une vision totalitaire de la nation et du peuple comme ensemble uniforme avec une utilisation complètement rhétorique et simpliste de la notion , toujours abstraite , de démocratie

  • Droal , 19 juillet 2015 @ 13 h 35 min

    Dans ses Mémoires d’espoir, tome I : « le Renouveau », le fondateur de la 5ème écrit : « À quelle PROFONDEUR D’ILLUSION ou DE PARTI-PRIS faudrait-il plonger, en effet, pour croire que des nations européennes, forgées au long des siècles par des efforts et des douleurs sans nombre, ayant chacune sa GEOGRAPHIE, son HISTOIRE, sa LANGUE, ses TRADITIONS, ses INSTITUTIONS, POURRAIENT CESSER D’ETRE ELLES-MEMES et n’en plus former qu’une seule ? »

    Ce que croit Benjamin, Angéla, Barack, Dominique Kahn, Franfran, Bendit-Kohn…bref, toute la chie- en-lit de Charlie.

    Le 16 mai 1962, à la suite de la prise de position du Général sur l’Europe, les cinq ministres M.R.P. du gouvernement démissionnent, soit Pierre Pflimlin, Joseph Fontanet, Robert Buron, Maurice Schuman, Paul bacon. François Mauriac – dans son livre « De Gaulle », écrit : « Je ne crois pas que rien lui inspire plus de mépris que ce besoin, que cette idée fixe chez certains Français de noyer la France devenue faible et petite, dans un grand ensemble (l’Europe) où elle deviendrait en quelque sorte invisible. »

    Plutôt dans un petit ensemble, l’€urope.

    A la hauteur de ça : l’€.

    Le 11 décembre 1969, De Gaulle reçoit André Malraux à Colombey-les-Deux-Églises. Dans « Les Chênes qu’on abat… » Malraux rapporte ces quelques mot du Général : (…) « J’ai tenté de dresser la France contre la fin d’un monde. (…) »
    « (…) Ai-je échoué ? reprend-il. D’autres verront. Sans doute assistons-nous à la fin de l’Europe. Pourquoi la démocratie parlementaire, la distribution des bureaux de tabac !qui agonise partout, créerait-elle l’Europe ? Bonne chance, à cette fédération sans fédérateur ! Mais enfin, faut-il qu’ils soient bêtes ! Pourquoi un type de démocratie dont nous avons failli mourir serait-il sacré, quand il s’agit de surmonter les obstacles énormes que rencontre la création de l’Europe !… » (…)
    « (…) Je n’ai jamais cru bon de confier le destin d’un pays à ce qu’on doit changer quand ce pays est menacé. Et je devrais juger bon de lui confier l’Europe !… » (…)
    Un jeune arabe disait : « L’Europe, c’est un continent ! Non ? »
    Maurice Clavel, dans Le Nouvel Observateur du 16 novembre 1970 : « D’une autre époque ? Oui, et pourtant non. (…) Il comprit, il vit, il fit que la résistance, et toute la Seconde Guerre mondiale, eut pour enjeu une libération plus vaste que celles de territoires, une reconstruction plus profonde que celle des murs des maisons. (…) Il se pourrait que le gaullisme initial fût originel, et que sa résurgence sous des formes imprévisibles surprenne les calculs sans imagination. »

    Le problème de ce pays, c’est que De Gaulle fut trop grand, que Napoléon fut trop fort et que Louis XIV aimât « trop les bâtiments ».

    Espérons.

  • Pascal , 19 juillet 2015 @ 14 h 42 min

    – …Dans le domaine de l’esprit, que se passerait-il si la France redevenait la France ? Je suis payé pour savoir que le rassemblement des Français est toujours à refaire. Tout de même, cette fois-ci, il se peut que l’enjeu la concerne à peine. Enfin ! j’aurai fait ce que j’aurai pu. S’il faut regarder mourir l’Europe, regardons : ça n’arrive pas tous les matins. (CdG)

    -Alors, la civilisation atlantique arrivera… (André Malraux) qui aurait pu rajouter qu’elle arriverait avec l’islam.

    – La France en a vu d’autres. Je vous ai dit autrefois : ça n’allait pas très bien le jour du traité de Brétigny, ni même le 18 juin. (CdG)

  • Le Scribe , 19 juillet 2015 @ 18 h 57 min

    La nouveauté, justement, que révèle la crise européenne, c’est que certains esprits éclairés à gauche commencent à percevoir l’inepte, pour ne pas dire l’arnaque du supranational à la sauce “grand soir/démocratie universelle/prolétariat sans frontières”. Ainsi Frédéric Lordon, économiste de gauche dure (la vraie, pas celle de Mélenchon), déclare-t-il en conclusion logique d’un article intitulé “L’euro ou la haine de la démocratie” (http://blog.mondediplo.net/2015-06-29-L-euro-ou-la-haine-de-la-democratie) :
    “En réalité l’événement offre peut-être la meilleure occasion de redécouvrir, et pour certains de découvrir tout court, que l’internationalisme réel consiste moins dans le dépassement imaginaire des nations que dans la solidarité internationale des luttes nationales.”
    Derrière le jargon marxisant se cache rien de moins que la réhabilitation de l’idée de Nation en tant qu’entité politique indépassable, et par là-même souhaitable. Et cela, ce n’est pas une petite révolution.

  • Droal , 19 juillet 2015 @ 19 h 00 min

    “Le rassemblement des Français”?

    Sur la France… mais qui?

    Le 18 avril 1946, CdG confie à Claude Guy (dans « En écoutant de Gaulle ») : « Oui, ils ne peuvent percevoir le caractère absolument unique et exceptionnel de ce qui a été l’odyssée de 1940 à la Libération, dont il n’est aucun précédent dans l’Histoire. Précédent d’une voix anonyme, qui devint peu à peu la France, par une simple décision de ma volonté. Pauvres bougres ! J’ai recréé la France à partir de rien, à partir de cet homme seul dans une ville étrangère… Je ne suis pas un général vainqueur. On ne décore pas la France. »

    Recréer la France, mais sur quelle NOUVELLE idée ?
    Tout les politiques sont enfermés dans le 20ème siècle et n’en sortiront plus jamais. C’est la disparition du régime…

    Attendons.

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