« Je dis qu’il faut qu’une école existe, qu’il s’agit d’une nécessité humaine, que l’imposture a pris des proportions désormais intolérables et à bien réfléchir terrifiantes ».
Ces lignes sont tirées de la préface de l’ouvrage d’Adrien Barrot, L’Enseignement mis à mort.
Publié en 2000, dans la collection Biblio (coût : deux euros), ce livre n’a eu que très peu d’audience. Les enseignants ont ignoré ce livre hallucinant de vérité, écrit par un agrégé de philosophie, qui n’enseignait pas en ZEP et qui n’avait donc aucun compte à régler avec le système.
Il faut rappeler les circonstances dans lesquelles l’ouvrage a été écrit.
Il y a quatorze ans, le ministre de tutelle, Claude Allègre, est remplacé par Jack Lang. Qui se souvient de la brutalité, de la violence, de la déloyauté des attaques répétées dont les enseignants ont fait l’objet de la part de leur ministre de tutelle d’alors (1) ? Comme ensuite sur Luc Ferry (2), la réaction des enseignants s’est focalisée sur la personne du ministre et non sur les idées qu’il incarnait. Quoi qu’il en soit, il est remplacé. À l’hôtel Matignon, c’est le discours habituel : on déplore le regrettable malentendu, les « maladresses », on parle d’ouverture, de dialogue de négociation. Dans la presse, on dénonce surtout l’immobilisme corporatiste des enseignants accusés de creuser la tombe de l’Éducation nationale. Et on pleure le dernier martyr d’une juste cause, celle de la réforme.
C’est une période d’« inertie convulsive » sur fond de défaillance complète des syndicats. D’autant plus inexcusable qu’en tant que tels, les syndicats sont supposés disposer du recul nécessaire pour articuler politiquement et en raison la colère dont les professeurs étaient captifs. Leur responsabilité est lourde, – en particulier le SNES, le syndicat le plus puissant dans l’enseignement secondaire, incapable d’envisager l’enseignement et la crise de l’enseignement autrement que sous les espèces de l’éternelle question des moyens. Il n’a fait que soutenir les professeurs dans leur défense d’intérêts catégoriels, au sens le plus restrictif du terme. Les enseignants n’ont pas le monopole de la défense de leurs intérêts catégoriels. Les vacances, comme chacun sait, vacances sans lesquelles pour la plupart d’entre eux, l’exercice de leur profession deviendrait tout simplement insupportable. Faut-il prétendre que ces deux questions, celle des moyens – donc des conditions d’exercice – et celle des quelques privilèges dont bénéficient encore les enseignants n’a pas d’importance ? Bien sûr qu’elles comptent, mais elles ne sont essentielles qu’à partir de l’idée que l’on se fait de la substance et des principes de l’enseignement. En réalité, le syndicalisme enseignant s’est rendu complice de la crise de l’enseignement.
Mais il y a mieux, ou pire… Dans un entretien accordé au Monde, on a pu entendre ces propos de Claude Allègre : « Il y a dans l’enseignement une tendance archaïque, ils n’ont qu’à m’écouter, c’est moi qui sait ». Et notre délicieux ministre d’ajouter : « sauf que c’est fini. Les jeunes n’en veulent plus ».
Ah…
Le message adressé aux enseignants en cette année 2000 par Claude Allègre était en réalité un message terrible : vous mourrez. Vous mourrez tranquillement, avec résignation, le sourire et les soins palliatifs, mais vous mourrez. Place à ceux qui désormais règnent en vrais maîtres dans nos écoles, place aux jeunes. Si cette déclaration de Claude Allègre ouvrait une ère nouvelle, c’est parce que désormais, il n’est pas seulement devenu de plus en plus difficile d’enseigner, non, il est devenu formellement interdit d’enseigner. Il est interdit aux élèves d’être des élèves et aux professeurs d’être des professeurs. Autrement dit, il est interdit aux établissements publics d’enseignement d’être des lieux d’enseignements.
Comment s’étonner encore du taux d’absentéisme des enseignants ? S’il est aussi élevé, c’est parce que les professeurs n’ont plus leur rôle ni leur place dans l’école. C’est parce que non seulement l’école, mais toute notre société ne veut plus de professeurs.
Si l’école est devenue ce royaume du mensonge et de l’Absurdie, ce théâtre d’ombres, ce mirage qui va jusqu’à la forme la plus hallucinée dans les endroits où la violence règne, ce n’est pas seulement à cause de la massification de l’enseignement, c’est surtout à cause d’un long processus de destitution de l’enseignement qui a culminé dans les années 2000 et qui aujourd’hui s’accomplit dans une interdiction formelle : celle d’enseigner, de transmettre. L’enseignement ne s’est pas démocratisé, il a pris le chemin de la destruction. À grands coups d’annonce d’objectifs faramineux, de communiqués de victoire triomphants, de mépris et de rejet du plus élémentaire bon sens, de réformes aussi inutiles que coûteuses (3), la propagande la plus éhontée continue de sévir dans nos médias. Avec comme bande annonce en boucle : « les élèves ont changé » (4).
Sauf que la presse, qui ne peut pas toujours mentir, ne peut s’empêcher de répercuter de temps à autre des faits troublants qui fonctionnent comme des effets de spots discordants.
Juin 2011, un garçon de quinze ans agresse une élève de 13 ans à la sortie du collège Voltaire de Florençac. Elle avait un différend amoureux avec sa propre sœur. L’adolescente a été tuée de deux coups de poings sous le menton. Luc Châtel ne trouvera rien d’autre à dire que c’est une bagarre qui a mal tourné. C’est un garçon qui a tué d’un coup de poing une petite de treize ans. D’un coup de poing. Quelle concentration de violence pour qu’un coup de poing tue…
14 novembre 2013, Seine Maritime : un petit garçon de 9 ans qui rentrait de l’école, mercredi 13 novembre à Berneval-le-Grand (Seine-Maritime), a été encerclé par les quatre enfants puis frappé, un crayon a même été planté dans son doigt. Les parents dénoncent depuis plusieurs mois, déjà, les brimades subies par leur enfant : “Ça fait trois ans qu’on se plaint que ces enfants-là sont trop violents et il n’y a jamais rien eu de sérieux”, affirme la mère de l’enfant devant la caméra de France Télévisions. D’autres parents se sont plaints à propos des mêmes agresseurs, selon la mère et le père du garçon agressé. La direction de l’académie confirme les menaces et les plaintes des autres parents et affirme que les enfants agresseurs avaient été sanctionnés : il s’agit de sanctions éducatives et des punitions écrites selon l’inspectrice d’académie. Une enquête est ouverte pour violence aggravée par la procureure de la République de Dieppe.
Les déclarations du ministre de l’EN, il y a presque quatorze ans étaient proprement révoltantes, et reposaient sur des présupposés qui demandaient à être examinés, ce qu’a fait Adrien Barrot, dans un silence sans doute plus révoltant encore.
La présentation qui est faite de cet enseignement dit archaïque relève du conte philosophique à la Voltaire, c’est-à-dire de la parodie la plus absurde et la plus risible. Assimiler la figure du professeur qui attend le silence et qui est en droit de l’exiger pour que sa parole soit entendue, à celle d’un meneur de bandes de gamin dans une cour de récréation est tout simplement odieux.
Sauf si bien sûr il n’y a rien à apprendre.
Car si les professeurs ne savent rien, ne connaissent rien, ou si tout est chez l’enfant qui doit tout redécouvrir par lui-même, il n’y a rien à transmettre, alors en effet la parole professorale, l’autorité professorale deviennent superflues et abusives. Les élèves n’ont en effet aucune raison de l’écouter.
Que reste-il alors ? Une pure subjectivité, totalement fictive, parce qu’il n’y a que des subjectivités, condamnées désormais à s’affronter dans une école devenue une arène.
Ce que précisément nos écoles sont devenues : des lieux de violence inouïe puisque le rapport même à la parole a été perverti. Mais le plus merveilleux, c’est que à l’irruption massive et répétée – et dans maints endroits de plus en plus fréquente – d’actes de violence pure, c’est la réponse de Claude Allègre il y a dix ans : « le respect ». Le même slogan a été reconduit depuis plus de dix ans par les différents ministres de tutelle. La réponse s’est colorée et nuancée : à chaque acte de violence, on redouble de prévention, et bien sûr, la presse relaie le traumatisme des uns et des autres, on organise une marche et un lancer de ballons. De plus en plus, des parents révoltés et en état de choc portent plainte.
Mais le plus terrible, c’est l’aveuglement devant ce fait terrible, devant cette idée massivement infusée – et bien antérieurement, mais qui a été en quelque sorte scellée par les déclarations de Claude Allègre – c’est que la source et l’origine de cette violence, c’est l’acte même d’enseigner. Si on admet ce présupposé, la suite est d’une logique écrasante : il faut en finir avec l’insupportable violence symbolique de la relation enseignant/enseigné.
Le problème n’est pas qu’il existe une minorité d’enseignants qui abusent de leur autorité et qu’il faudrait sanctionner sans faiblesse. Non, l’idée implacablement diffusée c’est que l’autorité des professeurs est en elle-même abusive et intolérable.
Il fallait refuser ces sophismes pitoyables. Il fallait les combattre. Au nom de la raison et du bon sens. Il fallait une mobilisation générale des enseignants, et non la défense pathétique des retraites et des intérêts catégoriels, tous confondus dans une éternelle marche rituelle où l’on est tout en tous. Tout cela n’est que gesticulations stériles.
La capacité de dire « je » est donnée à chacun d’entre nous, mais elle doit cependant être instituée, faute de quoi elle est condamnée à se limiter à l’usage d’une pure fonction grammaticale, vidée de toute substance ou emplie de conventions, de lieux communs les plus éculés, reproduits sans la plus petite once de distance. Ce dont la télé réalité nous donne un avant goût, c’est bien de cette parole devenue vaine, vidée de toute substance, pur bavardage. Mais formidable relaie du culte de cette subjectivité fatigante. Pour parler, pour écrire, il faut avoir quelque chose à dire. La maîtrise d’une langue est la condition nécessaire à la naissance à une parole propre. Accéder à une parole maîtrisée demande un effort réel, parfois douloureux. Confondre l’effort nécessaire avec la violence la plus archaïque, et ce, de la part d’un homme politique, voilà qui devrait nous laisser confondus et sidérés.
Quand un professeur s’adresse à ses élèves, c’est le professeur qui s’adresse à eux. De même quand un élève s’adresse au professeur, il s’adresse à lui en tant qu’élève, dans une relation instituée. Inévitablement colorée de leur subjectivité, mais dans un rapport qui la gouverne et qui apprend à l’élève à la gouverner et à la contrôler. Le professeur se soumet lui-même à la loi qu’il exige et qu’il figure : il impose silence au bavardage de son propre moi, et c’est ce qui l’institue professeur. C’est cette exigence qui est le fondement de leur droit imprescriptible à attendre le silence et l’écoute de leurs élèves (5).
Tout cela est donc archaïque depuis Claude Allègre, et reconduit depuis dix ans par Luc Ferry, Luc Châtel, et plus récemment Vincent Peillon, qui est allé encore plus loin puisqu’il s’agit d’arracher désormais les enfants à l’influence de leur famille, pour que seul le discours et l’idéologie de l’école s’impose à leurs esprits.
Arché en grec, signifie principe, origine, commencement. On comprend par la même occasion pourquoi il importe tant de fabriquer les conditions dans lesquelles l’apprentissage du grec et du latin sera non seulement impossible, mais le souvenir de leur existence sera effacé de l’école à jamais.
Les jeunes ne veulent donc plus de cette école archaïque ?
Les jeunes, en effet, n’écoutent plus. On essaie désespérément de maquiller la catastrophe, mais plus pour très longtemps. Le bavardage est devenu la règle. Et le plus souvent, ce n’est pas seulement le bavardage mais ce qu’autrefois on appelait tout simplement « le bordel ». Ils bavardent ? Mais non, les esprits libres font un vacarme de tous les diables… Les élèves ne veulent plus écouter. C’est déjà terrible, et suffisant pour transformer le travail d’un professeur en un authentique calvaire, mais il y a pire, ils n’éprouvent plus cette inattention comme une incapacité. Ils revendiquent cette surdité avec l’assurance de qui se sait dans son bon droit. Les élèves opposent depuis déjà quelques décénnies à la persécution de l’enseignement une résistance qui n’est même plus passive.
On nous répète jusqu’à la nausée que les élèves ont changé (6). Mais on fait mieux encore, on inscrit cette évidence dans la norme, dans le droit de l’école, dans le contenu et dans la forme de ses enseignements. Et la presse se fait le relais actif de tous les enseignants qui vont dans le sens de cette philosophie de la vie et de l’esprit. Et qui hélas, ne sont que trop nombreux…
Des élèves, on peut exiger qu’ils acceptent un code de comportement approprié à ceux qui apprennent : la discipline scolaire. Des jeunes, c’est interdit, puisqu’il ne faut que les respecter.
Ce qui a changé, ce ne sont pas les élèves, ce qui a changé, c’est qu’il n’y a plus d’élèves.
Ce n’est pas leur niveau qui pose un problème. Si bas qu’il soit, et il l’est au-delà de ce qu’on peut imaginer, s’il a envie d’apprendre, un enseignant l’accepte en l’état, parce quel que soit le niveau d’un élève, un enseignant ne demande qu’à enseigner et donc à le faire progresser. Mais si on empêche un élève d’être un élève, on l’empêche d’élever son niveau. La prolifération démesurée des enseignements optionnels a joué un rôle préparatoire dans la déscolarisation qui est arrivée aujourd’hui à son stade terminal. L’école est devenu d’abord le lieu où il est légitime de tout faire : du sport, des échecs, de l’informatique, du théâtre, du chant, de la danse, tout, sauf s’asseoir derrière une table et écouter un professeur. Aujourd’hui, ce qui est inscrit dans l’esprit et dans le comportement des élèves, c’est que l’enseignement lui-même est optionnel. Plus grave, dans l’esprit et le comportement des parents, enseignement optionnel et enseignement tout court sont mis sur le même plan.
« Les jeunes n’en veulent plus »…
Cette phrase de Claude Allègre a scellé l’idéologie de l’école, qui reflète celle de notre société. L’école, vis-à-vis des jeunes n’a plus désormais pour mission que d’écarter les obstacles qui les empêchent d’être ce qu’ils sont d’ores et déjà si parfaitement : des jeunes… Et de consulter toute cette jeunesse à satiété ! « Qu’est-ce qui vous ennuie à l’école ? Que peut-on faire pour que cela cesse » ? Mais il faut faire cesser ce scandale. Les élèves sont devenus des jeunes et l’école a été mise en demeure de cesser de les outrager.
Comment en est-on arrivé là ? Un seul mot : le refus de l’échec scolaire, c’est-à-dire le mythe de l’égalité. Refus implacable, massif, refus tenu désormais comme un devoir de l’école. Zéro échec… Les principes de la qualité, principes sans aucun doute souhaitables pour la production massive de biens, mais qui ne s’appliquent pas à la formation des esprits.
Il y a les handicaps sociaux que l’on veut compenser. Ils ne sont pas un rêve, ils sont une implacable réalité. Il fallait les reconnaître, les définir, fixer les critères, déterminer les moyens à mettre en œuvre. Mais tout cela devait se faire en maintenant un droit fondamental, le droit de l’école à l’échec scolaire, sans lequel elle ne peut plus être qu’un gigantesque village Potemkine. Ce qu’elle est devenue.
L’école est aujourd’hui confrontée à un chantage moral qui prend une intensité de plus en plus délirante, comme en témoigne les questions liées au racisme, à l’immigration, et surtout au refus de prendre en compte la spécificité de l’islam. Il fallait reconnaître en chacun la capacité à répondre aux exigences d’un enseignement digne de ce nom, accepter aussi que pour certains cela puisse prendre plus de temps, et les y aider. Au lieu de quoi, on s’est contenté de reconnaître leur humanité, et on a sommé l’école de reconnaître, et de ne reconnaître que la forme abstraite de l’humaine condition et de s’incliner devant elle. Les programmes de français, en particulier de la seconde et de la première, se sont fait les ardents relais et les zélateurs inconditionnels de cette idéologie de l’altérité, qui est en réalité la nouvelle doctrine de l’école mise dans les manuels, et les textes servent d’autant mieux les dogmes que l’inculture des enseignants de lettres et de philosophie est consternante.
Quant au baccalauréat, il est devenu un droit imprescriptible de la personne, puis par extension, la moyenne partout, et enfin, l’obtention de tout diplôme.
Le fruit de cette démence : la persécution des bons élèves, ou tout simplement de ceux qui sont simplement encore des élèves et se comportent comme tels. Ils seraient en droit d’attendre le soutien de l’institution… Mais c’est l’institution elle-même qui promeut et donc qui est responsable de ce qu’ils subissent. Il suffit d’entendre le discours de justification et d’excuse systématique des persécuteurs.
La réponse à cette violence : l’ouverture de nos écoles à la police. C’était un pas de plus dans le sens de la destitution de l’enseignement qui n’a plus le droit d’exercer les sanctions légitimes qui assortissaient autrefois les comportements dangereux, ou tout simplement non tolérables dans le cadre de l’école. Que l’école a des normes qui lui sont propres et qu’elle puisse maintenir son droit de les exercer est depuis longtemps interdit, aujourd’hui, c’est répréhensible. En témoignent tout simplement le nombre d’enseignants mis en demeure dés lors qu’ils exercent, même maladroitement une autorité sans laquelle leur métier est impossible. A compter de 2008, les agressions de proviseurs se multiplient… La réponse des autorités est toujours la même : la sanctuarisation des écoles. Et l’éternelle langue de bois.
Tous, nous pouvons assister à cette terrifiante transformation de l’indiscipline en délinquance pure et simple, et depuis plus récemment en cruauté et en brutalité. Ceux qui ne veulent pas le reconnaître, ce sont ceux qui ont encore la possibilité de confier leurs enfants à des écoles privées. Et même là…
C’est à la montée d’une barbarie bien réelle que nous assistons et qui est parfaitement explicable. Il suffit de réfléchir, et de ne pas écouter les Diafoirus de l’Education qui ont pris en main les affaires depuis environ cinquante ans avec la ferme intention de régler avec les écoles leurs propres comptes avec l’école.
Le besoin de direction et d’orientation propre à la jeunesse en raison de la dépendance réelle qui la constitue est vrai, il est bien réel. Mais au lieu d’en assumer la charge, aussi scrupuleusement que possible, ce besoin a été délibérément perverti7. C’est cette dépendance de la jeunesse envers ceux qui la précèdent que l’enseignement a pour vocation de résorber. Non pas dans la rupture des générations, mais au contraire dans la continuité du dialogue et de la transmission réussis. Non seulement on a interdit formellement d’assurer ce devoir qui est le nôtre mais on a érigé cette interdiction en politique. Aujourd’hui, il faut demander à ses élèves la permission d’enseigner. Certains vous l’accordent encore. Plus pour bien longtemps.
Dans l’agressivité sans fard qui répond si souvent désormais à notre enseignement, les jeunes traduisent leur terrible ressentiment. Avec une énergie prophétique, Georges Devereux le disait il y a déjà quelques années dans une conférence publique en Oklahoma: « nos jeune dévoyés des deux sexes sont destructeurs parce que nos ne leur offrons rien de mieux à défendre que le football, les HLM, les assurances vie et cette pseudo-idéologie à l’eau de rose de cadre de quelque grande industrie, avides de prestige8. Le dénuement de l’adulte occidental en matière d’idéal a fait du monde où nous vivons une terre inhospitalière, presque inhabitable pour l’adolescent qui contrairement à l’adulte est un être intact qui ne bedonne pas intellectuellement et ne souffre pas de dégénérescence graisseuse du cœur ». Une société qui dégrade l’amour, discrédite le courage, dévalorise les aspirations les plus hautes a la jeunesse qu’elle mérite : des voyous ou des conformistes timorés d’un côté ; des putains ou des punaises de sacristie de l’autre.
L’école publique était l’institution où devait être assurée la rencontre des esprits les plus dépendants – les élèves – avec les œuvres. Le débat – pour ce qui concerne les matières littéraires – ne se concentre plus aujourd’hui qu’entre les tenants de la sacro-sainte « méthode » et ceux qui défendent encore quelques vieilles méthodes et quelques contenus. Privés de l’autorité qui leur permettait de nourrir leur enseignement, ils n’ont plus entre les mains que des formes vides, – la dissertation en particulier– et qui tournent forcément à vide. La seule et unique raison pour laquelle il faut maintenir ces formes, c’est qu’elles sont les dernières traces, bientôt fossiles, du fait qu’il y a eu jadis une possibilité d’enseigner. Elles témoignent de ce qui n’est plus qu’un souvenir dans un présent non seulement aveugle mais halluciné. L’effondrement de la filière littéraire n’est qu’un des aspects de ce désastre général, qu’il est interdit même de décrire, encore moins de dénoncer. Seul encore Alain Finkelkraut s’y aventure encore. Dans une très grande solitude.
Aujourd’hui notre enseignement est privé de toute substance et nos Diadoirus de l’Éducation tournent comme des derviches la même fantastique question : « pourquoi enseigner quelque chose plutôt que rien » ?
Nul ne devrait l’ignorer : le professeur qui enseigne lutte devant ses élèves avec une connaissance qui se dérobe toujours et qu’il ne maîtrise jamais – du moins s’il ne transmet pas des savoirs figés et donc morts. C’est une situation qui l’expose à une immense vulnérabilité. Une telle entreprise ne sera jamais gagnée d’avance, car aucune méthode ne saurait en garantir mécaniquement le succès, comme aucune méthode ne remplace le travail régulier, la réflexion, l’analyse critique, la lecture approfondie et patiente.
À la racine de l’humanité, il y a le désir d’apprendre, de connaître, de comprendre le monde qui nous entoure. Mais si essentielle, aussi constitutive qu’elle soit de notre humanité, cette puissance, cette disposition est d’une immense fragilité. L’Himalaya de bêtise, de préjugés, de structures inconscientes qui entourent l’enfant est une des causes de la destruction de son désir d’apprendre. Cette disposition naturelle doit être instituée et soutenue par l’institution et non pas assassinée. Eduquer et instruire, ce n’est pas implanter de force cette disposition, ou la repiquer de force dans un terreau idéologique nouveau, c’est la reconnaître, dans sa spécificité, et la faire grandir, autant que possible. Et en l’orientant, vers des apprentissages qui lui correspondent. Le mépris du travail manuel a conduit à des universités saturées de futurs sociologues et psychologues, dont une société en bonne santé n’a nul besoin, et dont une société en mauvaise santé ne saura que faire.
Le rôle fondamental de l’institution est de garantir l’autorité des professeurs, en leur assurant les conditions d’une formation disciplinaire de haut niveau et en assurant les conditions du respect de leur autorité par les élèves. Aucune de ces conditions n’est aujourd’hui assumée.
Demandez à n’importe qui ce que c’est que l’autorité, on vous répondra qu’il y a des gens qui en ont et d’autres pas. Il faut en finir avec cette escroquerie paresseuse et inepte qui confond l’enseignement avec un exercice de dressage de fauves. L’autorité n’est pas un charisme. Elle doit être instituée, précisément parce que seul le saint ou le prophète sont investis d’une autorité spirituelle et morale qu’ils doivent à une force transcendante. Et il y a beaucoup de faux prophètes. Parce que l’école relève de la sphère temporelle, le professeur doit voir son autorité légitimée par l’institution au sein de laquelle il exerce un métier difficile, et l’autorité qui est la sienne ne relève pas d’un charisme ni d’un quelconque prestige personnel, elle relève simplement de sa fonction : celle d’enseigner.
Le seul avenir qu’on puisse présager d’une telle évolution est déjà sous nos yeux. Une ségrégation de plus en plus rigide entre les quelques établissements encore digne de porter ce nom et ceux dont le nom ne sera plus que signe d’imposture, où la violence frappera de plus en plus tôt, sous des formes de plus en plus sauvages.
Ceux qui ont encouragé les jeunes à traiter leurs professeurs en chiens crevés, à libérer leur élan vital du poids oppressif d’un passé vermoulu vont découvrir les vertus rafraîchissantes de la barbarie.
Comme Adrien Barrot il y a dix ans, je doute moi aussi que nous puissions parvenir à préserver la civilisation et la culture en nous passant de toute autorité, en l’avilissant et en la calomniant, et je doute qu’on préserve la civilisation et la culture qui sont les nôtres en détruisant la culture littéraire et une grande partie de la culture religieuse et philosophique qui la sous tendent.
Ceux qui se pencheront plus tard vers notre époque découvriront avec effroi qu’elle fut une des plus tristes, une des plus secrètement désespérées de l’histoire, une des plus massivement idolâtres. Ils verront ce que nous refusons de voir : la grande flambée des dépressions, le suicide massif des jeunes à qui on propose la jouissance obligatoire et forcenée, la pathologie sécuritaire, le culte du corps, la socialisation forcée, la vieillesse abandonnée et la finance souveraine. Bref un futur sans lendemain. La tendance volontariste qui est le propre de nos Diafoirus modernes se combine admirablement avec la culture technique et encore mieux avec le technicisme pédagogique qui a fleuri depuis trop longtemps et continue de s’imposer avec les résultats qu’on lui connaît : des plus décevants pour ne pas dire dévastateurs. Qu’on enfonce à coups de marteaux dans la tête des enseignants tous les clous pédagogiques qu’on voudra dans la chaussure, celle-ci n’en sera pas plus confortable pour autant. Cela les laisse plus seuls, plus vulnérables, dotés d’une formation incomplète et depuis peu, pas de formation du tout, et plus soumis aux exhortations de nos modernes pédagogues.
On ne soigne pas une société par l’école. Les méthodes qui changent l’école en un hôpital pour raccommoder et vitaliser les volontés, pour suggérer un comportement altruiste ou pour infuser une bonne conscience civique peuvent fort bien être conçues et psychologiquement parfaites – ce qu’elles ne sont certainement pas – elles n’en restent pas moins d’une décourageante inefficacité. La méthode plus récente qui consiste à infuser le mensonge institutionnel dans les programmes mêmes et plus seulement dans les méthodes risque d’être plus dévastatrice encore, s’il est possible. La dispersion et l’atomisation de la vie sont une des grandes détresses du monde moderne. Elles existent aussi dans le système éducatif. Il dépend de nous les enseignants, de refuser l’atomisation du savoir. Quant à la liquidation programmée du christianisme, objectif affiché désormais d’une laïcité érigée en dogme, elle pourrait bien entraîner l’effondrement de toute une société. Ou son islamisation.
Il est grand temps que la modernité – et la post-modernité – apprennent à voir dans le passé pré-moderne autre chose que de rares et maladroites anticipations de sa propre sagesse, noyées dans un océan d’erreurs et de crimes. Faute de cet arrachement à la puissance hypnotique d’un présent qu’une presse alimente avec frénésie, elle ne sera plus qu’un laboratoire planétaire de l’inhumain.
Le père au sens véritable, est celui qui enseigne. Celui qui engendre authentiquement un être humain est celui qui enseigne. Le père d’un enfant doit donc commencer par faire de lui un élève, c’est-à-dire un être apte à recevoir un enseignement.
C’est là que véritablement commence la collaboration parents/école, une authentique collaboration. Lorsque les parents présenteront à l’école des enfants aptes à être enseignés, et non des « jeunes » dont on doit satisfaire toutes les revendications au nom d’une enfance dénaturée, et d’une jeunesse qui, il faudra sans doute le leur dire un jour, n’a pas vocation à durer… De toute façon, ils le découvriront bien tout seuls. Pour cela, pas besoin de professeurs.
____
Note :
1. J’étais alors en poste à Creil, et pas une semaine ne se passait sans qu’on placarde le dernier mot du ministre au sujet de ses administrés. Jamais aucun ministre n’a en toute impunité traduit autant de mépris envers les enseignants.
2. Dans le cas de Luc Ferry, les enseignants ont mal supportés qu’un ministre écrive un livre, avec des idées de grand bon sens, mais bien pauvres et s’emplissent les poches des ventes de ce livre. Jamais vraiment examinée, l’exaspération a été alors à son comble. Le livre a parfois été brûlé en place publique. Le vieil usage de l’autodafé. On l’a vu alors dans un reportage évoqu ant avec une mièvrerie dans borne dans sa limousine, sa fillette de trois ans. C’était pathétique. Il continue aujourd’hui de publier.
3. Dont la dernière est celle des rythmes scolaires, globalement rejetée, inutile et terriblement coûteuse en période de crise.
4. Tout récemment encore, dans le lycée où j’assure un enseignement lié à la promotion et au redressement de la filière L, donc un lycée où on a encore quelques idées claires, circulait un texte qui diffusait cette propagande éternelle. J’en ai retrouvé une quantité incroyable dans la corbeille destinée au recyclage du papier.
5. C’est aussi ce que l’on aurait dû enseigner à nos enseignants, et qui n’a pas été fait depuis des décennies. Il suffit de voir le degré de discipline des enseignants au cours de quelque réunion que ce soit pour constater que ce qu’ils exigent des élèves, eux- mêmes, le plus souvent en sont devenus totalement incapables. C’est ce que les parents sont en droit d’exiger des enseignants.
6. C’est la substance même de la formation générale dans les IUFM, quand ils étaient encore là.
7. Cette perversion de ce besoin d’orientation et de direction est vraie aussi dans le domaine de l’identité sexuelle. Plus récemment, on a prolongé la perversion en faisant adopter dans les programmes la théorie du gender. Elle nous permet d’abdiquer plus profondément encore notre responsabilité spirituelle et morale face aux plus jeunes, responsabilité qui consi ste à leur montrer la beauté d’une sexualité responsable et féconde. Au lieu de quoi nous encourageons le dévergondage sexuel et nous les mettons en danger.
8. Le football pour les jeunes des cités, la carrière de cadre informatique pour les autres…
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