Le but de cet article est d’appliquer à la France contemporaine la méthode de « sériation générationnelle » dévoilée par le philosophe espagnol Ortega y Gasset dans En torno a Galileo, ouvrage paru en 1933. On notera au passage que les calculs générationnels inspirés d’Ortega y Gasset sont sensiblement différents de ceux qu’on peut trouver dans des manuels de sociologie ou d’histoire. L’auteur de l’article est né en 1968.
Mai 68 et la dérive Pompidou-Giscard : la Grande Exaltation
Il y a donc une « génération 68 » composée, en appliquant la méthode ortéguienne, de gens nés entre 1931 et 1945, la date générationnelle étant « centrale » et concernant des gens qui entrent en « polémique », à trente ans, sachant qu’une génération dure 15 ans. Cette méthode peut paraître bien artificielle, et Ortega s’en explique lui-même, mais je dois confesser qu’elle marche assez bien. Bref : il faut donc avoir entre 23 et 37 ans en 1968, pour appartenir, précisément, à cette génération. Bien évidemment une génération n’est pas monolithique, il peut y avoir, face au même événement, des opposants, des indifférents et des partisans, mais enfin tous sont marqués inéluctablement par un Zeitgeist, un « esprit du temps » bien particulier.
Pour moi, la génération 68, celle de mes parents, est la génération de la Grande Exaltation. Révoltée plus que révolutionnaire, anarcho-hédoniste plus que révoltée, cette génération flanque le pays par terre et s’en va sans régler la facture ; il y a en elle, certes, un peu de bon, mais beaucoup de mauvais. Cette génération est née entre 1931 et 1945. Même si elle a sévi sous les derniers éternuements du Général de Gaulle, elle est en réalité la génération Pompidou, « l’oncle débonnaire » de droite, pour parler comme Michel Clouscard, allié aux gauchistes. On peut évoquer, plus exactement, une génération Pompidou-Giscard. C’est la génération libérale-libertaire.
Les années Mitterrand ou le Grand Cynisme antisocial
Ensuite vient la génération 83, celle qui correspond aux années Mitterrand, et qu’on peut qualifier comme la génération du Grand Cynisme. Mitterrand, qui appartient à une génération du passé, conquiert et maintient son pouvoir par un cynisme personnel. Les soixante-huitards constituent déjà le « conseil des anciens » de ce régime dont Mitterrand est le monarque. Et la génération polémique est composée de gens légèrement plus jeunes que les soixante-huitards, qui vont, avec un machiavélisme désarmant, préserver les apparences du socialisme pour cacher toutes les magouilles mondialisées de l’argent sale et du capitalisme sans frein. C’est pour quoi, je l’appelle le Grand Cynisme, ceux des gens nés entre 1946 et 1960. Des personnalités comme Bernard Tapie et Daniel Cohn-Bendit, nés en 1943 et 45, qui appartiennent numériquement aux soixante-huitards, mais limitrophes de la génération suivante, sont les précurseurs de ce Grand Cynisme, dont, par exemple, Harlem Désir, né en 1959, ou Julien Dray, né en 1955, pour qui la question sociale se réduit à un antiracisme de pacotille, mais terriblement dangereux, deviendront rapidement les représentants les plus typiques. On peut dire que ces gens ont fait totalement disparaître la véritable idée socialiste proudhonienne à la française. Toutefois, des personnalités dissidentes telles qu’Alain Soral, né en 1958, ou Marion Sigaut, née en 1950, qui appartiennent à cette génération, ont réussi, avec plus ou moins de succès, à en promouvoir la catharsis. Chez les idéalistes, les bourgeois-bohèmes, déjà moins riches et plus naïfs que les libéraux-libertaires, commencent à devenir la grande caste intellectuelle dévolue à masquer la misère : on leur donne l’influence honorifique, à défaut du pouvoir réel, comme un os à ronger.
La génération-charnière : l’époque Chirac et le Grand Désespoir des fils de révoltés
On passe alors à la génération 98, la mienne, celle du Grand Désespoir. Celle aussi des années Chirac, celle de l’immobilisme et de la nullité. Nous sommes nés entre 1961 et 1975, et pas sous une bonne étoile, à moins d’appartenir à l’oligarchie dominante. Nous sommes les héritiers du gauchisme sociétal cynique – et donc antisocial – fondé par nos prédécesseurs, dont nous n’osons pas nous libérer. Nous ne découvrons que très tard, aux début des années 2010, la formidable capacité dissidente que représente l’internet, mais nous avons vécu toute une jeunesse d’autocensure et de refoulement intellectuel, dans un contexte de crise économique sans fin, de chômage de masse, et de dépression sexuelle liée à l’épidémie du sida. Même à présent, arrivés à l’âge du pouvoir (à partir de 45 ans, selon Ortega y Gasset), nous nous apercevons qu’à peu de chose près nous avons été les grands cocus et les grands naïfs de l’histoire. Quelques uns d’entre nous rejoignent la dissidence, mais la plupart s’enferment dans la bêtise irrémédiable du déni de réalité perpétuel. À quelques exceptions près, nous sommes la génération des Bisounours qui se font casser la gueule et qui en redemandent. Il est vrai que la servitude volontaire peut engluer tous les âges, mais, en ce qui nous concerne, nous sommes vraiment la génération du syndrome de Stockholm, du Padamalgam, des bougies et des fleurs. Nous sommes assez vieux pour avoir des enfants déjà grands, et nous les pleurons, sans rien comprendre, lorsqu’ils sont déchiquetés par le terrorisme. Si François Hollande appartient à la génération des grands cyniques (il est né en 1954), Manuel Valls, né en 1962, premier ministre un peu plus que quinquagénaire, représente la version dictatoriale, un peu fanatique, un peu ibérique, du Grand Désespoir : le déni de réalité devient une obligation morale et politique, l’aveuglement un impératif catégorique qui, s’il n’est pas respecté, peut vous envoyer en prison. Les grands désespérés n’ont même plus la bonhomie graveleuse ou impavide des grand cyniques à la Hollande ou à la Strauss-Kahn (né en 1949), leurs mains tremblent, leurs visages transpirent, ils se prennent pour Robespierre ou Saint-Just, ils sont l’incarnation même de cette folie schizophrène qu’on appelle le républicanisme. Sur un mode, certes, fort différent, Marine Le Pen, né en 1968, et Dieudonné, né en 1966, appartiennent bien à cette génération : derrière le sourire dentu de Marine ou le rire un peu gras de Dieudo se cache une tristesse profonde, l’idée que, quoi qu’on fasse, tout est probablement fichu ; Marine s’apprête à ne pas être élue pour la x-ième fois, et Dieudo envisage de tout quitter pour vivre au Cameroun… Ma génération est peut-être la génération décisive au sens un peu négatif qu’en donne Ortega y Gasset : la génération-charnière, celle qui rompt avec les générations précédentes, qui ne les continue plus, sans pour autant se placer en précurseur des générations futures. Nous avons liquidé l’héritage de 68, mais, dépassés par les événements, nous n’avons rien pu construire de bien solide. Nous sommes le creux de la vague, la défaite de la pensée.
Génération Hollande : la Grande Radicalisation… en un sens et en l’autre
Vient alors la génération 2013, la génération Hollande, dont le sarkozysme ne fut qu’un refoulement. Ils sont nés en 1976 et 1990 et commencent pour beaucoup d’entre eux à « polémiquer » au sens ortéguien du terme, lorsqu’ils approchent des trente ans. Le Zeitgeist de leur âge, c’est la Grande Radicalisation. Celle-ci revêt trois formes : 1) le patriotisme, 2) le zombisme et 3) le djihadisme, ces deux dernières concernant les milieux déclassés ou désaxés de tout type, même bourgeois. Le « face-à-face terrible et dérisoire du fanatique et du zombie » avait été prévu assez tôt par Alain Finkielkraut à la fin de La Défaite de la pensée (1989). Ce philosophe clairvoyant, mais politiquement tiédasse, n’avait pas prévu l’apparition du patriotisme radical. Son ouvrage a marqué ma propre génération, mais on est loin de la production culturelle des années 2010.
Pour le djihadisme, il s’agit de jeunes criminels, ou de jeunes gens flirtant avec le crime, décérébrés, d’une violence et d’un individualisme sans borne, des Salah Abdelslam, né en 1989, ou des Mohamed Merah, né en 1988, qui, avant de mourir ou d’être incarcérés, ont engendré une foule de petits émules. La polémique étant chez eux pathologique, il sont souvent célèbres, pour leurs forfaits, avant trente ans, ce qui n’est pas vraiment normal : il ne tirent leur pouvoir que de l’impunité et des latitudes que leur confèrent les grands cyniques encore au pouvoir, eux-mêmes appuyés sur les grands désespérés républicains.
Les zombies, quant à eux, sont ces représentants de la France qui s’écroule et qui meurt, d’une écœurante stupidité, et tellement profonde et massive qu’elle demeure totalement inconsciente d’elle-même, et probablement sans aucun remède. La seule ambition des zombies est de s’égaler aux gangsterroristes qu’ils admirent, sans pouvoir vraiment les imiter.
Mais aussi, d’autres représentants de cette génération, marqués par des ouvrages à succès comme Comprendre l’Empire d’Alain Soral (2011), Le Grand Remplacement de Renaud Camus (2011) ou Le Suicide français d’Eric Zemmour (2014), nourris de lectures saines exhumées des trésors de notre culture mais aussi d’une réinformation de qualité trouvée sur internet, horrifiés par les récents attentats autant que par les persécutions gouvernementales exercées à l’encontre des milieux « politiquement incorrects », cette génération, dis-je, est également celle du patriotisme radical. Un jeune homme, Adrien Abauzit, en a bien résumé l’esprit dans un livre, sans grand impact à mon avis, mais significatif d’une époque : Né en 1984, sorti en 2012. On classera dans cette génération une foule de jeunes patriotes âgés de 23 à 37 ans en 2013, et ils se reconnaîtront ! Tous notoires sans être célèbres, travaillant plus ou moins dans l’ombre, ils seront, à mon sens, plus efficaces, car plus subtils, plus nuancés, plus instruits même, plus prudents et plus audacieux à la fois que leurs prédécesseurs, les patriotes « historiques » des deux ou trois générations précédentes.
La jeunesse actuelle ou le temps à venir du Grand Remboursement
Pour finir, la génération de 2028. Ils sont nés entre 1991 et 2005. Les plus vieux ont aujourd’hui à peine 25 ans, les plus jeunes sont des enfants. Ce sont d’ailleurs les lycéens, les bacheliers actuels, chez qui n’importe quel enseignant peut percevoir une effrayante hétérogénéité, où l’ignominie et l’illettrisme cohabitent avec des talents indéniables, peut-être même avec du génie. Ce sera, à mon sens, une génération intimement lié à la précédente, et qui en accentuera toutes les tendances. On n’en a pas fini, ni avec le djihad, ni avec les zombies de la France déclassée ; mais on n’en a pas fini non plus avec les dissidents et les patriotes, ceux qu’on nomme péjorativement les « populistes ». Le problème qui se pose à cette génération, une génération de guerre civile comme la précédente, tient tout entier en une seule question : qui va l’emporter ? Si le Grand Remplacement se parachève, avec la passive complicité des zombies, cette génération sera la première à installer en France un régime de type islamo-collectiviste. Si c’est l’autre tendance qui gagne, cette génération présentera la note aux générations précédentes et aux traîtres de toutes catégories, et la facture sera plutôt violente. En clair, cette génération sera, dans les deux cas, mais en des sens totalement différents, celle de la grande liquidation, c’est-à-dire de la grande facture à rembourser.
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