La France apparaît aujourd’hui sous un double visage selon le regard que l’on porte sur elle. Certains considèrent qu’elle entame derrière un jeune président innovant une phase de rénovation qui pourrait être enthousiasmante. D’autres pensent au contraire qu’épuisée par des années d’irresponsabilité politique elle arrive au bout d’un chemin cahoteux dans une zone où le brouillard politique tente de cacher la réalité d’un paysage dégradé. La lucidité, ennemie des illusions de la mode et du bruit de fond médiatique, fait malheureusement pencher vers ce second point de vue.
Notre pays vit dans le même temps trois histoires parallèles que sépare leur éloignement respectif de la réalité. Au plus près du réel, il y a une France fracturée et fissurée. L’éclatement des voix du premier tour de l’élection présidentielle entre quatre groupes relativement égaux a traduit l’absence d’unité dynamique du pays. Les « inclus » des grandes villes avaient voté Macron. Les exclus et menacés de la France périphérique avaient opté pour le FN. Les insoumis avaient additionné ceux que révolte la casse sociale et les immigrés des banlieues. Les enracinés avaient choisi Fillon. Derrière cet écartèlement, il y a un véritable mouvement sismique. Les 30 glorieuses avaient favorisé les classes moyennes et la constitution du grand groupe sociologique central sur lequel Giscard rêvait d’installer son grand parti centriste. L’Europe et la mondialisation ont fait miroiter l’espoir d’une convergence généralisée. L’Euro était même appuyé sur ce mouvement souhaité. C’est exactement le contraire qui s’est produit. La mondialisation et l’Europe, à travers les échanges, les délocalisations, les travailleurs détachés, ont accentué les divergences entre les gagnants et les perdants, entre les classes moyennes des pays émergents en expansion et celles de nos pays laminées par l’effondrement industriel et la montée du chômage, entre l’Allemagne qui a sauvegardé son industrie et le sud de l’Europe, privé de l’amortisseur monétaire. Une superclasse mondiale des grandes métropoles s’est constituée. Celle-ci ignore les frontières nationales et méprise les réactions identitaires des sédentaires exposés à l’arrivée massive d’immigrés qui pèsent sur les salaires et changent progressivement la manière de vivre. Macron est l’expression politique de cette caste. Il est réellement l’homme de la fracture.
A un second niveau, il y a la rhétorique et l’idéologie des discours. Elles sont un premier voile jeté sur la réalité. Celui-ci a masqué l’enjeu du second tour. Au lieu d’un affrontement entre deux France, celle des métropolitains branchés et celle des périphéries oubliées, des villes moyennes et de la ruralité, qui devait pencher en faveur de la seconde, c’est la première qui l’a emporté grâce à sa puissance de feu médiatique. La seconde France a été caricaturée par l’instrumentalisation de l’histoire et par la réduction de la politique à une morale unilatérale, utilisée cyniquement par le microcosme et reçue naïvement par une partie de la France profonde. L’Ouest imprégné de catholicisme et moins touché par l’immigration a été particulièrement sensible à la manoeuvre. La faiblesse de la candidate chargée de relever le défi n’a rien arrangé. La prétendue compétence économique auréolée d’antiracisme a triomphé de la bête populiste.
A un troisième niveau, se déroule la stratégie politique. Celle-ci vient de connaître une phase essentielle avec la nomination d’Edouard Philippe comme premier ministre. A cet étage, la réalité s’efface. Les Français regardent un film. Celui-raconte l’histoire quasi-miraculeuse d’un homme jeune et intelligent qui veut transformer le pays, le rénover, le remettre dans la course, et qui entend réaliser cet exploit en rassemblant les bonnes volontés de gauche et de droite au-delà des partis. En fait, il a été financé par la superclasse mondiale inquiète des succès électoraux des peuples en colère. En France, Hollande, Jouyet et Atali ont écrit le scénario avec la participation de Minc. Les acteurs proviennent de la même école, l’ENA , chargée depuis longtemps de meubler le haut des génériques. Macron, Philippe, Kohler ont été trempés dans la même teinture, mêlant la couleur du socialisme à celle de la grande entreprise. Ils disent vouloir faire l’unité du pays et sont les représentants caricaturaux de l’oligarchie du système. Leurs parcours sont ceux d’hommes de carrière et non de conviction. Philippe était socialiste à Sciences Po avant d’opter pour la « droite » dans le sillage de Juppé. Ils sont l’un et l’autre des héritiers, l’un de Chaban, l’autre de Rufenacht. Dénués de convictions profondes, Juppé interrogé par Pujadas avait oublié qu’il défendait la préférence nationale au RPR dans les années 1980, et Philippe s’est abstenu lors du vote du mariage unisexe. Ce sont des professionnels de la politique qui ont pour l’instant l’objectif de poursuivre l’hypnose collective des Français. Une foule d’arrivistes se presse déjà aux portes du studio pour faire de la figuration, ceux qui ont lâché Fillon dans la tourmente et ceux qui, dans l’ombre de Hollande, ont prêté leur concours au naufrage de Valls puis de Hamon.
La projection durera-t-elle longtemps ? Dépassera-t-elle les élections législatives ? Elle sera peut-être parvenu à torpillé les partis, mais elle n’aura pas effacé les fractures réelles du pays, ni enrayé son déclin et sa décadence. Au réveil du spectateur, s’il est encore en état de se réveiller, celui-ci, le peuple, risque bien de voir sa colère redoubler !
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