Si, à long terme, on pouvait percevoir une stratégie américaine visant la domination unipolaire du globe sous l’apparence d’une croisade démocratique dont nous aurions été les supplétifs, les résultats assez lamentables de cette tentative nous obligent à chercher ce qu’à plus court terme, l’Occident, et la France, en particulier, peuvent gagner au bombardement de la Syrie. On observera que la démocratie n’a guère progressé dans le monde depuis le passage à l’ouest des satellites européens de l’URSS. La Russie est toujours traitée comme l’adversaire privilégié dans une guerre que l’Ouest s’est plu à réinventer. D’autres pays ont acquis un poids mondial plus important depuis les années 1990 comme la Chine ou l’Inde. D’autres ont réussi à se rendre plus redoutables en se dotant de l’arme nucléaire, comme le Pakistan ou la Corée du Nord, et cet armement de terreur, qui a maintenu la paix entre ses détenteurs, se répandra d’autant plus qu’il mettra ceux qui le possèdent à l’abri d’une agression comme celle subie par Damas… jusqu’au jour où il sera à nouveau utilisé ! Dans cette situation, les enjeux de la politique des Etats-Unis soutenus par les Occidentaux se sont donc réduits. On est passé de la géopolitique au long cours à l’intervention morale et humanitaire limitée. Il y avait une ligne rouge de l’utilisation des armes chimiques, et elle a été franchie en 2013. Obama n’est pas intervenu quand le régime syrien aux abois se serait peut-être écroulé à la suite d’une intervention. Certains, les va-t-en guerre de la morale à sens unique, comme BHL ou Kouchner, le regrettent, en déplorant sans doute que la Syrie et sa forte minorité chrétienne n’aient pas connu le même sort que la Libye, c’est-à-dire le chaos puisque aucune force politique n’était capable d’assurer la relève. Cette fois, cinq ans plus tard, dans un contexte très différent, les frappes ont donc ciblé un objectif restreint : le système de production, de stockage et d’emploi de l’arme chimique, de façon telle que les armées occidentales peuvent se vanter d’un plein succès alors que l’opération, annoncée, n’a pas atteint la puissance opérationnelle de l’armée syrienne et de ses alliés. Pourquoi cette action qu’on pourrait qualifier de symbolique, trop peu et trop tard ?
Les raisons invoquées par la France sont au nombre de trois. D’abord, interdire réellement l’emploi des armes chimiques. Ce motif a d’abord le mérite de légitimer une action de guerre contre un pays au nom des conventions qui interdisent ce type d’armement. Cet argument répond à l’accusation de transgression du droit international constitué par l’agression d’un pays souverain. Mais, il confère en plus aux pays responsables de l’attaque le rôle d’arbitres qui distribuent un carton au joueur fautif tout en le laissant terminer la partie sans recommencer. On est là à deux doigts du ridicule, car la guerre n’est pas un match de football. C’est pourquoi deux autres objectifs, plus sérieux, mais moins « moraux » sont mentionnés. D’abord, l’obtention d’un cessez-le-feu afin de pouvoir ravitailler et secourir la population. Cette demande est totalement hypocrite. La grande majorité du peuple syrien vit en sécurité dans les zones tenues par l’armée syrienne ou par les Kurdes. Il s’agirait donc de sauver non seulement les rebelles « fréquentables » mais aussi ceux de Tahrir-al-Cham, c’est-à-dire Al-Qaïda, qui tiennent la plus grande partie de la province d’Idleb, ceux dont Fabius disaient qu’ils faisaient du « bon boulot » et que nous avons sans doute scandaleusement aidés. Autrement dit, il s’agirait de prolonger la guerre en empêchant Bachar Al-Assad de rétablir la souveraineté de l’Etat sur l’ensemble du territoire, et bien sûr, la main sur le coeur, en clamant que c’est au nom de la paix. Les discours manichéens se multiplient depuis que l’Etat islamique s’est écroulé sous les coups bien tardifs de la coalition et devant l’imminence de la victoire de l’armée syrienne. Ainsi, il est courant d’attribuer les 350 000 morts au « régime » alors que la moitié des victimes se comptent parmi ses défenseurs et la population qu’il protège. De même, ce serait l’abominable Bachar qui aurait créé l’Etat islamique en ouvrant ses prisons, comme si cette dissidence d’Al-Qaïda en Irak et au Levant n’était pas avant tout le fruit de l’intervention américaine en Irak et du soutien des salafistes du Golfe aux sunnites désireux d’éradiquer la riche diversité syrienne. Cette contradiction, entre le discours impeccable et vertueux sur les armes chimiques et le soutien objectif aux islamistes, fait éclater au grand jour la duplicité foncière des gouvernements occidentaux et de la France en particulier. Il est frappant de constater que le déploiement de forces contre Assad a été beaucoup plus détaillé et mis en scène que nos réactions militaires aux attentats commis par l’Etat islamique sur notre territoire. Ceux qui nous gouvernent ont ainsi dévoilé qui était leur véritable ennemi : Assad, et non les islamistes. Le problème, c’est qu’il n’est pas l’ennemi du peuple français. Les principes du droit international ont bon dos pour cacher le fait que nos gouvernements poursuivent d’autres buts que celui de leur mission essentielle : protéger la nation française de ses seuls ennemis.
Le troisième objectif est, comme d’habitude, de dénoncer l’absence de solution militaire, l’impasse politique, pour faire à nouveau du départ d’Assad le point majeur. Il s’agit là, au mieux d’assurer le retour des puissances occidentales dans le jeu moyen-oriental, au pis de renforcer chacun des trois gouvernements impliqués sur leur scène intérieure. Certains pays étrangers s’en félicitent, beaucoup de Français peuvent être séduits par ce défilé du 14 Juillet en action réelle. Lorsqu’un gouvernement sert une puissance étrangère ou sa propre survie, quels que soient ses arguments moralisateurs, n’est-ce pas lui qui trahit sa mission ? ( à suivre)