Moi, l’exception française que je préfère, c’est l’exception culturelle. Certes, notre peuple exceptionnel en cultive beaucoup d’autres : le culte de l’Etat, passé d’Etat constructeur à Etat-nounou, une protection sociale sans égale, mais avec de moins en moins d’égalité, un temps de travail limité par celui des loisirs, pas toujours volontaires. Du village gaulois d’Astérix à « une URSS qui a réussi » de Jacques Lesourne, la France se veut, avec un peu d’arrogance, terre d’exception. Mais il faut se méfier de l’ambiguïté du mot. Il peut, comme nous le pensons sans fausse modestie, signifier ce qui est au-dessus du lot, mais aussi ce qui échappe à la règle. Or dans de nombreux domaines, les exceptions que nous faisions résider dans la première catégorie sont tombées dans la seconde et nous condamnent au déclin, celui d’un pays dont l’Etat obèse devient inefficace, tandis que les citoyens déresponsabilisés travaillent insuffisamment en prenant trop peu de risques. Dans la plupart des champs d’action de la politique, l’économie, la fiscalité, la formation et la recherche, la lutte pour l’emploi, la sécurité, la justice, il est nécessaire de regarder ce qui se fait ailleurs et mieux que chez nous. Il reste une exception, et c’est la culture ! A-t-on raison de la revendiquer ?
Là encore, la question a deux entrées. Si on la pose en s’interrogeant sur la finalité de l’exception, la réponse ne peut qu’être positive et enthousiaste. La culture est d’abord l’affirmation d’une identité. Elle définit la « personnalité » d’une Nation, à travers sa langue, son histoire, ses traditions, ses arts grands et petits. Elle participe à cet échange, la clef de l’Humanité, où l’on ne perd rien de ce qu’on donne en gagnant ce qu’on reçoit. L’affirmation de l’identité culturelle, de la différence, n’est pas une provocation belliqueuse, c’est au contraire un geste d’offrande. Le classicisme est français, le romantisme allemand, Molière et Racine n’appartiennent pas à la même culture que Shakespeare, le rationalisme de Descartes s’oppose à l’empirisme anglo-saxon, l’impressionnisme de Debussy est éloigné de la sentimentalité débordante de Tchaikovski. Mais si la culture donne, elle permet aussi de recevoir. Les arts africains ou asiatiques ont laissé leur empreinte sur la peinture française au tournant des XIXe et XXe siècles. Malraux avait bien résumé les buts de l’exception culturelle qui justifiait son Ministère : « rendre accessibles les oeuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France au plus grand nombre possible, assurer la plus vaste audience à notre patrimoine culturel, favoriser la création… » Tout est dit. Il faut faire rayonner la culture française. Il faut susciter la création. Mais surtout, il faut pratiquer ce que Vitez appellera »l’élitaire pour tous », c’est-à-dire distinguer les oeuvres qui, françaises ou étrangères, offrent à chacun cette transcendance vers l’Humanité. Et pour Malraux, il s’agissait d’un dépassement de la condition mortelle des individus. La Joconde sourit parce que tous ceux qui lui ont dessiné des moustaches sont morts.
En revanche, si on évalue l’exception à travers ses moyens, la réponse est moins évidente. En culture, tout ne se vaut pas. Jack Lang a incurvé la politique de Malraux dans trois directions contestables : le culte de la fête et de l’éphémère, l’extension à l’infini du champ culturel, la dépense publique comme objectif en soi. Pour populaire qu’elle fût, la culture événementielle, avec ses fêtes, ses festivals, ses cérémonies de remises a confondu culture et divertissement. Elle a élargi son domaine sans effort et sans gagner de public malgré les mots d’ordre de « démocratisation ». La culture est devenue industrie de l’ »entertainment ». Malraux avait perçu cette dualité dans le cinéma lorsqu’il évoquait les usines de rêves. Le cinéma est à la fois une industrie et une activité artistique. Un film est une oeuvre, mais aussi un produit avec des « dérivés »plus rentables parfois que le film lui-même. La France ne doit pas ignorer cette dimension économique de la culture. Mais elle ne doit pas tomber dans le travers postsoviétique qui consiste à mesurer l’impact économique au niveau de la dépense publique engagée. Les 3,2% du PIB sont une arme factice de Mme Filippetti qui intègre la publicité dans la culture et semble oublier dans ce résultat le poids de la dépense publique improductive et le rôle paralysant pour notre économie des taxes nécessaires à son financement. On ne doit pas réduire la notion d’exception à celle de sanctuaire qui garantirait cette dépense quels que soient les résultats de l’activité. La question des intermittents doit se poser dans ce cadre et non comme un droit divin indiscutable. La France possède un Ministère de la Culture. L’Etat, les collectivités territoriales, et des régimes de taxation ou d’indemnisation font converger vers la culture des budgets significatifs. La puissance publique contribue à l’activité privée dans le domaine culturel. Mais cela est-il légitime dès lors que la culture française recule dans le monde et qu’elle accepte d’être de moins en moins française ?
Le message du Premier ministre aux « Daft Punk » lors de leur triomphe aux Grammy Awards a atteint le sommet du contre-sens grotesque. « La France est fière de vous » a-t-il lancé. Ce duo, dont le nom n’évoque rien de français, qui chante en anglais, vient de signer chez Columbia et qui refuse d’aller aux Victoires de la Musique, mais se rend aux « Brit Awards » de Londres, n’est pas perçu comme spécifiquement français. Même les commentaires qui saluent sa réussite sont en franglais chez nous et parlent de « french touch ». On se demande pourquoi. A quoi sert l’exception culturelle si elle se plait à noyer la culture française dans l’océan d’un marché mondial du divertissement sous domination anglo-saxonne ?
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