Je vais en choquer plus d’un, mais force est de constater que parfois, le fait d’être Français peut être un inconvénient. Et histoire d’éviter les trolls, précisons tout de suite que je ne parle pas de port d’arme, de liberté d’expression ou même de fiscalité, mais, de façon plus étonnante, de cinéma et plus généralement, de produits audio-visuels.
Eh oui, si vous êtes un gros consommateur de films, de documentaires ou de séries, être Français pose un problème notoire, et pas seulement parce que la production franco-française laisserait à désirer ou verserait dans un militantisme délicieusement suranné, mais essentiellement parce que ce qui est disponible — légalement, j’entends — ne représente en réalité qu’une modeste partie de ce qui existe à d’autres endroits.
Je m’explique.
En tant que Français, respectueux de la loi et pointilleux à la fois sur les conventions sociales qui font de vous une référence en matière de bienséance et sur un fonctionnement harmonieux de l’économie reposant sur une juste rétribution de tous les maillons de la chaîne productive, vous n’envisagez pas, même de loin, de décharger un film ou une série en utilisant autre chose qu’une offre légale. Vous savez, de toute façon, que la HADOPI veille sur vous, et ne laissera pas la moindre transaction frauduleuse s’opérer sans sanctionner les coupables contrefacteurs.
Bref, vous avez par exemple souscrit à un abonnement à Netflix ce qui vous permet de dévorer les produits audio-visuels de votre choix dans le confort douillet de votre foyer, avec délectation et l’indispensable verre de Single Malt dans une main. Ou un bol de céréales ou des knacki-balls. Ça marche aussi.
Seulement voilà : votre soif cinéphile ne peut s’arrêter aux « nouveautés » proposées par le service en question. Arrivant en France avec un décalage parfois conséquent de plusieurs mois, les séries ou les films ont un petit côté défraîchi pour qui se tient au courant de l’actualité. En réalité, le catalogue offert, s’il est intéressant, n’en est pas moins incomplet. Sapristi, vous payez un abonnement mais ne disposez en réalité pas de tout le catalogue de la firme, seulement de cette sous-partie qui est réservée aux bestiaux clients français.
Jusqu’à présent, il existe une « solution », qui consiste à utiliser un « VPN » (un système de « réseau privé ») ou un « proxy » (un ordinateur intermédiaire placé à l’étranger) pour faire croire aux serveurs de Netflix que vous êtes américain, allemand, italien, etc… en fonction du catalogue auquel vous voulez accéder. Il y a même des applications spécifiquement construites pour vous aider dans les démarches techniques ; citons par exemple Smartflix.
La situation est alors la suivante : d’un côté, Netflix vous vend un abonnement à ses services. Vous le payez, l’entreprise est contente, encaisse l’argent et distribue les vidéos que vous voulez, et elle rétribue ensuite les ayants-droits honnêtement au pro-rata précis des distributions réellement effectuées. À la limite, qu’un film américain soit vu par un français ou un italien n’inquiète ni Netflix (dont la transaction commerciale est préservée), ni le producteur du film, ses acteurs et son équipe, dont les droits sont aussi préservés.
Un marché qui fonctionne, des producteurs et des consommateurs heureux ? C’en est trop pour les intermédiaires d’une économie mourante qui se sentent un peu exclus de ces transactions juteuses, qui se roulent par terre en tapant du poing et finissent par réclamer un dû de plus en plus hypothétique. En substance, les actuels distributeurs, qui se chargent de négocier les droits de ces producteurs de contenu auprès des différents canaux de distribution, n’entendent pas laisser aux acteurs internet distribuer sur toute la planète alors qu’ils peuvent de leur côté négocier point par point sur chaque réseau de distribution traditionnel (radio, télévision hertzienne ou câblée). Ils ont donc fait pression sur Netflix pour qu’il mette des barrières, c’est-à-dire empêche complètement les utilisateurs de services VPN ou proxy d’accéder aux catalogues de leurs choix.
De leur point de vue, la démarche est logique.
Un distributeur lambda tire ses sources de revenus des multiples accords qu’il va prendre avec les différents réseaux de distribution physique comme les télévisions ou les radios, au niveau de chaque pays. Un film américain, distribué par un tel distributeur, va donc voir ses droits négociés pour la France pour tel réseau de salles de cinémas, tel réseau de télévision, tel réseau de vidéoclubs. Les droits seront aussi négociés en Angleterre, en Italie ou partout ailleurs dans le monde pour d’autres réseaux.
Il y a trente ans de cela, l’idée était viable : le principe même d’un guichet unique était impraticable tant les législations différaient d’un pays à un autre. Pire encore, le cinéphile italien devait attendre que le film arrive dans son pays pour le voir tout simplement parce qu’il n’y avait guère d’autres moyens pratiques et commercialement viables.
L’arrivée d’internet a bien évidemment tout chamboulé. Un internaute allemand n’a plus aucune difficulté technique pour obtenir un film américain sorti la veille, le temps d’acheminement de ce film comptant en minutes et non plus en mois ou en semaine comme auparavant.
Dès lors, la récente restriction de Netflix apparaît pour ce qu’elle est vraiment : un nouveau combat d’arrière garde qui vise à ralentir autant que possible la disparition pourtant inéluctable des distributeurs traditionnels. Je dis inéluctable parce que, même si beaucoup ne veulent pas y croire, les modes de distribution des médias (que ce soit d’information ou de loisir) ont été complètement bouleversés par l’arrivée du numérique.
D’une part, la télévision telle qu’on la concevait encore au début des années 2000 est mourante.
Devant batailler contre un médium qui permet de voir ce qu’on veut, quand on le veut, et sur le support qu’on veut, la télévision de papa tente bien sûr de s’adapter en proposant des « replays » ou d’autres formats de disponibilité, mais on sent nettement le décrochage des générations. De plus en plus souvent, l’écran de télévision est devenu d’abord un moniteur pour l’ordinateur ou la console. Dans ce contexte, la notion de bien culturel limité à une zone géographique perd rapidement son sens, et imposer des barrières rendues artificielles par la technique ne fait que frustrer le client.
Sur le long terme, ce n’est jamais une bonne idée. De ce point de vue, la négociation des droits de diffusion auprès de ces grands réseaux de chaînes va devenir de moins en moins intéressante pour les distributeurs.
D’autre part, la valeur ajoutée des distributeurs traditionnels est en train de s’effondrer.
Si, auparavant, le distributeur pouvait arguer de sa connaissance des milieux et des spécificités culturelles pour apporter dans son offre une plus-value évidente au producteur de contenu, cet aspect tend à disparaître à mesure que le numérique s’étend. Comme pour d’autres domaines, la désintermédiation joue ici un rôle de plus en plus important et même si c’est embryonnaire, il apparaît assez évident que seront gagnantes à long terme ces sociétés qui se placent dans le monde numérique (Netflix en fait partie, mais on peut aussi citer Amazon) et produisent directement le contenu pour le distribuer elle-même.
Autrement dit, on se dirige droit dans un monde où la production cinématographique, de films ou de série, se passera complètement de distributeurs spécifiques. Soit les producteurs utiliseront les médiums spécialisés comme Youtube ou Dailymotion, soit le trajet inverse sera fait, i.e. un distributeur numérique deviendra son propre producteur. En tout cas, le principe actuel, où le consommateur est traité différemment selon sa localisation géographique, ne pourra perdurer devant l’attente toujours plus grande d’obtenir un service unifié, indépendant du lieu. Le consommateur, très clairement, réclame un guichet unique.
Les actuelles multinationales du multimédia ont le choix de s’adapter ou de se battre contre cette tendance. Pour le moment, elles semblent avoir choisi de frustrer le consommateur et de se battre contre ceux qui, in fine, les rémunèrent.
Je ne gage pas cher de cette stratégie de court terme.
> H16 anime le blog Hashtable.
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