Ça y est, l’avion vient de se poser. Roger, mon irritant voisin de fauteuil, va pouvoir relâcher ses sphincters après un vol d’autant plus éprouvant qu’il se sait grugé par les compagnies aériennes : pour un siège trop étroit et des cacahuètes douteuses, elles lui ont soutiré son bel argent qui ira engraisser des actionnaires apatrides turbocapitalistes.
À présent, avant de retrouver ses occupations habituelles, il va devoir traverser l’aérogare ce qui pourrait être l’occasion de se détendre voire de réaliser de bonnes affaires.
Pas pour Roger.
Roger est l’un de ces Français qui, quoi qu’il fasse, le fait en râlant et si possible en accusant le capitalisme mondialisé apatride destructeur de l’environnement, de la richesse des peuples et de l’inévitable petit chaton.
Pour Roger, la galerie marchande de l’aéroport est une espèce de grand centre commercial débridé sans âme, temple insupportable édifié au profit et à la consommation. A contrario, il se souvient avec émotion des aéroports d’antan, un peu rustiques mais fonctionnels et surtout sans cette myriade de magasins, de débits de boissons, de pianos et de coins-lounge qui lui sont de toute manière inaccessibles.
Difficile aussi d’oublier les parkings d’alors, sales et sombres certes, mais surtout gratuits (i.e. payés par d’autres, n’est-ce pas) et l’unique compagnie de taxis proposant ses services simples et prévisibles à un tarif unique, réglementé, et pas exactement adapté à la grande consommation. Il regrette enfin le temps béni où le pékin moyen ne lui marchait pas sur la Samsonite parce que ce pékin moyen ne pouvait tout simplement pas se payer un voyage en avion et venir l’emmerder, lui, Roger, qui n’a pas que ça à faire. Il aimait bien les terminaux flamboyants, ronds et signés par de grands architectes stipendiés. Il n’aime pas les aéroports modernes qui en possèdent plusieurs, dans lesquels on se perd, on marche longtemps, on s’énerve, reliés entre eux par des navettes d’un populaire inacceptable et qui sentent le dessous de bras.
Ce que Roger ignore, c’est que depuis la libéralisation aérienne débutée en 1992, une concurrence féroce et bénéfique oppose ces plates-formes qui ont, comme les compagnies aériennes, développé leur modèle d’affaires et sont devenus des entreprises dont le domaine de compétences et l’activité économique dépasse très largement le cadre de l’aéronautique.
Aujourd’hui, l’impact socio-économique des aéroports européens représente près de 12,5 millions d’emplois (oui : millions !) de manière directe, indirecte, induite ou par effet catalytique, ce qui représente un apport de 675 milliards d’euros au PIB de l’Union européenne (4% de la totalité de l’économie européenne).
Cliquez sur l’image pour l’agrandir – Source: Economic Impact of European Airports, InterVISTA, 2015
Et pendant que Roger ahane bruyamment en manutentionnant maladroitement sa valise surchargée, rappelons que dans la chaîne de valeur de l’aviation, l’aéroport n’est pas un point initial ou terminal, mais un maillon, certes capital, permettant de générer de l’activité économique tant en amont qu’en aval.
En France, 1,142 million d’emplois dépendent de l’activité aéroportuaire ; en Allemagne c’est 1,267 millions et ces chiffres sont similaires en Grande-Bretagne, en Espagne ou en Turquie… Ce qui fait autant de gens dont le bifteck dépend de cette industrie et qui du coup se demandent, le soir au coin du feu, si la nostalgie de Roger n’est pas un brin déplacée !
Et puis, cette privatisation « galopante » est très relative. En Europe, moins de la moitié des aéroports est entièrement ou partiellement privatisée (48.6%), alors que ce sont eux qui accueillent près de 75% du trafic passagers européen.
Ne vous faites pas un film : pour une fois l’Europe est à la pointe du progrès puisqu’à l’échelle mondiale la part des aéroports privés (entièrement ou partiellement) n’est que de 26,9% …
En Europe, la sûreté représente 20% des coûts opérationnels (ce chiffre dépendant directement de l’évolution de la menace terroriste internationale) ; alors qu’aux USA ces coûts sont pris en charge, en tout ou en partie, par l’État, ils incombent en Europe aux aéroports qui doivent mécaniquement les récupérer par le biais d’une redevance. Il faut savoir que le ratio coût-revenu par passager n’est pas impressionnant ! En 2014, PriceWaterhouseCooper publiait une étude considérant la période allant de 2010 à 2016 et dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne fait pas rêver :
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Eh oui : n’en déplaise à Roger, la situation est loin d’être rose pour les sociétés qui exploitent les aéroports.
Malgré une croissance impressionnante du nombre de passagers et de vols et l’augmentation de la part de revenus non-aéronautiques (parfois près de 50% des revenus totaux), 47% des aéroports européens affichent des pertes (et 76% des aéroports qui accueillent moins de 1 million de passagers par an). Les redevances aéroportuaires, payées par les compagnies aériennes, ne couvrent pas les coûts opérationnels des aéroports, alors que ces revenus représentent en moyenne 48% des revenus totaux.
Les rodomontades de notre épais Roger n’y changeront rien : les aéroports ont diversifié leurs business et leur offre au bénéfice du passager dont la facture serait nettement plus salée sans cette diversification.
Un petit tableau résume ceci :
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D’autant qu’en pratique, personne n’a jamais obligé Roger à dépenser son argent dans les magasins d’aéroport, ni à écouter le manchot qui massacre Chopin sur le Steinway du hall des arrivés, ni à acheter un smoothie vendu à des prix défiant toute planification budgétaire !
Roger, autant empêtré dans les sangles de ses encombrants bagages que dans son inculture économique, ne comprend pas qu’au-delà du fabuleux développement socio-économique des régions qui comptent un ou plusieurs aéroports sur leur territoire, la mutation de ce secteur lui a donné le choix : tout comme il peut le faire lors de l’achat de son billet, Roger peut aussi vérifier s’il n’est pas plus intéressant de partir d’un autre aéroport que celui de sa ville. S’il hésite à s’y rendre en voiture, il y a de fortes chances qu’un train pourra l’y amener avec, dans certains cas, la possibilité de n’acheter qu’un seul billet alors qu’une partie du voyage s’effectue en train et une autre en avion (c’est ce qu’on appelle l’intermodalité).
Les aéroports pratiquant d’autre part des tarifs de redevances disparates, ce qu’on appelle globalement « taxes aéroportuaires » peut devenir l’élément décisif dans la planification de son voyage quand on sait que la zone d’achalandage d’un aéroport comme Bruxelles englobe, outre la Belgique, le Nord de la France, le sud des Pays-Bas, le Luxembourg et une partie de l’Allemagne.
Mais que l’on se souvienne de l’article précédent qui narrait déjà les turpitudes de Roger : la part des taxes et redevances dans le prix du billet d’avion dépasse 40% et il en est de même si l’on rapporte le problème à l’aéroport. La situation au sol peut même se révéler bien pire si l’on se rappelle que tous les intervenants, tous les acteurs économiques impliqués dans la translation du pénible Roger sont taxés et imposés individuellement et vont bien entendu récupérer le tout sur les prix au détail (une entreprise ne paie pas réellement de taxes, seul l’acheteur final débourse).
Bref, Roger aura encore longtemps de quoi rouspéter…
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