Je lis beaucoup (la littérature, en effet, c’est mon truc !). Cependant je ne lis pas – loin de là ! – tout ce qui paraît, tout ce que nous propose, mois après mois, « l’actualité littéraire » (sinon comment pourrais-je encore trouver du temps pour lire et relire les trésors immenses qui nous viennent du passé ?).
Alors, si je me permets aujourd’hui de prendre la plume afin d’attirer l’attention des lecteurs d’un quotidien (lequel – je le sais bien ! – ne doit pas être confondu avec une revue littéraire réservée aux seuls amateurs de « grande » littérature), attirer l’attention, disais-je, sur un livre qui vient de paraitre, c’est que ce livre, à mes yeux, possède un intérêt particulier. C’est un livre qui, bien qu’appartenant à la littérature, excède la seule littérature et s’adresse donc à tous, lecteurs assidus aussi bien qu’occasionnels.
Il s’adresse aux croyants (ceux qui croient croire) comme aux mécréants (ceux qui ne croient pas croire et même ceux qui, plus résolument, croient ne pas croire). Tous en effet pourront y trouver leur compte. Tous, pour commencer, pourront se reconnaitre sans peine dans la personne de son auteur, Emmanuel Carrère. Un homme qui, sur la 4ème de couverture de son ouvrage intitulé « Le Royaume » (Editions P.O.L., 23,90€), mange d’emblée le morceau et prend soin de nous avertir honnêtement : « A un moment de ma vie, j’ai été chrétien. Cela a duré trois ans. C’est passé. » Déclaration liminaire qui en aura sans doute choqué plus d’un…
Ce livre, bien sûr, c’est de la littérature. Mais, c’est pourtant bien plus que de la littérature puisque ce à quoi il s’attaque, c’est à une question primordiale, une question à laquelle personne décemment ne peut éviter, un jour ou l’autre, de se confronter sérieusement, la question de la foi chrétienne. Sa naissance, son élaboration, sa diffusion universelle. Une question qui est au cœur de notre civilisation, au cœur de nos sociétés, au cœur de notre histoire, celle d’hier, celle d’aujourd’hui et, sans doute pour encore longtemps, celle de demain…
Que s’est-il donc passé il y a 2 000 ans en Palestine ? Car il s’est passé quelque chose, cela est absolument certain et il faudrait être de très mauvaise foi pour aller prétendre qu’il ne s’est rien passé. Il s’est donc passé quelque chose mais quoi au juste ? C’est à cette enquête sur les origines de la foi chrétienne, enquête vivante, impliquée, chaleureuse, mais enquête sérieuse, approfondie, rigoureuse, que se livre Carrère dans son dernier livre. Une enquête minutieuse, scrupuleuse, sans complaisance. Comment ont bien pu s’écrire et par qui les textes fondamentaux par lesquels aujourd’hui nous pouvons avoir accès aux événements mystérieux qui sont advenus en ces temps lointains : les épitres de Paul, les Actes de apôtres, l’Apocalypse, les quatre Evangiles canoniques ? Comment convient-il de les lire, ces textes, et quel crédit est-il possible de leur accorder ?
Ce qui fait la force de cette enquête, ce qui est garant de l’honnêteté de la démarche, c’est que c’est l’enquête de quelqu’un. Il y a là un enquêteur, en chair et en os (de même que les textes fondamentaux du christianisme, eux aussi, ont eu des auteurs « en chair et en nos », dont il n’est pas inutile de rechercher, au-delà de leurs seuls noms, la personnalité réelle, quels hommes au juste ils ont bien pu être). Il y a donc là quelqu’un, quelqu’un qui, sans jamais « la ramener », en se gardant bien, comme il dit, de « vouloir faire le malin », ne cherche nullement à dissimuler sa présence et apparait donc constamment, tout au long des étapes et péripéties de son enquête, peut-être au second plan mais bien visible. Evaluant, soupesant ce qui lui parait douteux, probable, impossible… Soutenant des hypothèses, portant des jugements, affichant des préférences.
Chemin faisant, ce livre, après « Un roman russe » (2007) et « D’autres vies que la mienne » (2009), vient ainsi constituer un nouveau pan, lequel s’écrit devant nous, de l’autobiographie de l’enquêteur/auteur. Celui-ci, sans chichis, aborde les crises morales, intellectuelles, sentimentales, qu’il a traversées, son récurrent mal de vivre, ses angoisses paralysantes, ses ambitions déçues aussi bien que réalisées. Avec un parti pris de sincérité qui va parfois jusqu’à l’impudeur… Il n’hésite pas à évoquer sous leurs vrais noms, quand cela lui paraît utile, ses proches, amis ou membres de sa famille qui, dans la vie et par conséquent dans son enquête (laquelle s’étend sur de très longues années), le côtoient et l’accompagnent.
Entre le Christ de Paul, celui de Marc, celui de Luc ou celui de Jean, il y a bien des différences et même parfois des incompatibilités. Aussi Carrère se livre-t-il à un attentif travail de comparaison entre les différents textes et témoignages ; il constate ce sur quoi ceux-ci s’accordent, attire notre attention sur ce que l’un ou l’autre des témoins ajoute ou soustrait ; observant ce sur quoi celui-ci fait silence, ce sur quoi cet autre insiste et met l’accent, il cherche alors à comprendre pourquoi, à comprendre ce qui est en jeu, en réalité, dans de tels choix…
Il s’intéresse particulièrement à Luc (l’auteur non seulement d’un des quatre Evangiles, mais aussi des Actes de apôtres, et peut-être également, hypothèse au demeurant fort discutable, de certains épitres attribués à d’autres). Pourquoi cette prédilection ? Eh bien, d’abord, parce que Luc, c’est le goï de la bande : lui, contrairement aux autres, n’est pas juif mais macédonien, c’est-à-dire grec, c’est-à-dire un homme comme tous les autres, comme n’importe qui, comme nous-mêmes… Et puis, bien que celui-ci soit proche de Paul, de la radicalité de Paul, Carrère constate chez lui de vrais soucis d’écrivain, des préoccupations proches de celles que lui-même, pour sa part, se reconnait. Il voit donc en lui une sorte de confrère, non pas franchement un romancier au sens plein du terme, mais quelqu’un qui, lui aussi, a le souci de donner à son enquête une sorte d’accomplissement littéraire.
Quand on achève la lecture de ce gros livre de 630 pages (que, pour ma part, j’ai lu d’une traite), on a le sentiment d’avoir vécu une très riche aventure de lecteur. Sans pesante érudition, Carrère nous a introduits et promenés dans le monde juif et dans le monde romain des premiers siècles. Il nous a fait sentir, des façons de vivre, des mentalités, qui sont bien sûr très éloignées des nôtres. Mais cela ne l’a jamais empêché, afin de mieux nous éclairer, d’effectuer des rapprochements, de tracer des parallèles avec des choses que nous connaissons et qui nous sont familières dans le monde d’aujourd’hui.
A plusieurs reprises même, il se risque à des comparaisons hardies, comparaisons de ce mouvement chrétien divisé, hétérogène, qui n’est pas encore constitué en Eglise, qui, tiraillé, presque déchiré, hésite entre un projet raisonnable, celui, modeste, de demeurer une petite secte juive d’influence locale et l’ambition paulinienne de révolutionner la planète toute entière, avec un autre mouvement plus proche de nous qui, lui aussi, aura joué un grand rôle (pas aussi grand tout de même) dans l’Histoire. C’est une comparaison – on l’aura deviné – entre le comportement de ce mouvement chrétien naissant, de ces petits noyaux militants éparpillés, de ces groupuscules infimes, et les avatars, les soubresauts, les divisions et les luttes internes féroces que connaîtra plus tard, au cours de son histoire agitée, le mouvement communiste…
Merci à Emmanuel Carrère pour ce livre qui n’est pas seulement magnifique, mais qui est aussi et surtout d’un intérêt vital, existentiel, pour quiconque a un minimum de préoccupations spirituelles. Celui-là trouvera en effet, dans le dossier composé pour lui par Carrère, une ample matière pour sa réflexion personnelle, pour approfondir ses connaissances, balayer quelques idées toutes faites, remettre en question des certitudes confortables, raffermir ou congédier – c’est selon – ses croyances ou ses non-croyances. Carrère le laisse libre, ce particulier-là, de le suivre dans ses hypothèses, dans les chemins qu’il a frayés ou, s’il le souhaite, d’en suivre d’autres à son gré, d’aller dans d’autres directions de son choix ; il ne lui impose aucune conclusion, si tant est qu’il en formule pour lui-même. Souhaitons donc que ce livre rencontre le plus de lecteurs possibles, des lecteurs qui trouveront avec lui, l’occasion de s’enrichir de façon substantielle.
Nous entrons bientôt dans la saison des prix littéraires, une période où, comme tous les ans, un certain nombre de livres, un certain nombre d’auteurs, des livres et des auteurs plus ou moins honorables, plus ou moins talentueux, plus ou moins nécessaires, vont venir faire leur petit tour de piste, offrir leur meilleur profil aux caméras des télés, aux micros des radios, aux recensions des gazetiers, lesquels vont relayer tout cela vers leurs chers téléspectateurs, chers auditeurs, chers lecteurs. J’ai l’air d’ironiser mais il y a là des rites somme toute utiles et respectables, que je me garderai pour ma part de condamner catégoriquement comme l’avait fait en son temps, avec d’ailleurs une réjouissante alacrité, le regretté Julien Gracq dans un pamphlet intitulé « La littérature à l’estomac » (1950) !
Alors, peu importe que « Le Royaume » n’ait pas été retenu dans la liste officielle des « goncourables » par le digne aréopage qui préside aux destinées de ce prix que l’on considère habituellement comme le prix d’excellence. Peu importe qu’à l’issue de la distribution des prix, il ressorte, éventuellement (on verra bien ce qu’il en sera effectivement), sans avoir obtenu une quelconque médaille à arborer fièrement sur son veston. Ce livre a déjà touché des milliers de lecteurs et il va, j’en suis absolument persuadé, continuer d’en gagner des milliers. Et ce ne sera que justice.
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