Il y a une inflation verbale qui a les mêmes effets que l’inflation monétaire. Comme la monnaie produite en excès perd sa valeur, les mots à force d’être employés perdent leur sens. L’adjectif « citoyen », utilisé pour qualifier des actions partisanes, associatives, sous prétexte que la politique institutionnelle ne remplissait plus son rôle, voulait souligner que certains engagements, souvent protestataires ou contestataires au nom d’une idéologie, témoignaient d’une plus grande responsabilité civique. C’était là un de ces dévoiements sémantiques par lesquels la gauche cherche à subvertir ou à pervertir la pensée. Le citoyen est le membre actif de la Cité, de la communauté politique, qui exprime son opinion et prend part aux choix collectifs par son suffrage. L’étranger n’est pas citoyen. Celui qui s’oppose par ses actes à la loi qui résulte de la volonté des citoyens, par exemple en favorisant l’immigration illégale, ne fait pas preuve de solidarité, il trahit son devoir de citoyen, il trahit la République, autre mot dont on abuse. La République n’est pas seulement un régime, encore moins une idéologie qui séparerait la bonne pensée de la mauvaise et justifierait qu’on discrimine un parti en l’excluant de la vie politique, alors que représentant un grand nombre d’électeurs, il ne menace en rien les institutions, et donne simplement son interprétation de ce qu’est le bien commun pour la communauté nationale, la Res Publica, la chose publique. Le reste appartient à la société civile, aux affaires privées, aux consciences personnelles. Ces distinctions nécessaires à la clarté de la pensée et de l’action ont été érodées par l’abaissement stupéfiant du niveau de la réflexion qui règne de nos jours. Le délitement de notre vie démocratique à travers la dérive électorale de 2017 en est la traduction la plus flagrante.
On pourrait opposer le dépit injurieux de Guaino, lançant à ses électeurs potentiels, qui l’ont humilié, qu’ils sont « à vomir », à l’analyse bonapartiste d’Eric Zemmour, affirmant que le raz-de-marée prévisible d’En Marche est la victoire de de Gaulle. Les deux se trompent tragiquement. De Gaulle ne voulait pas de citoyens qui se désintéressent de la chose publique au point de laisser faire le chef, une fois celui-ci désigné. Eric Zemmour se réfère à la phrase de Sarkozy sur les « clefs du camion » remis au président élu. Précisément, entre de Gaulle et Sarkozy, l’effondrement s’est produit. Il a commencé en 1968, lorsque la nation confrontée à des drames collectifs, les guerres notamment auxquels participaient tous les conscrits et non une poignée de professionnels, ont cessé. Désormais, après la guerre d’Algérie, le bonheur individuel, la liberté du plaisir, sexuel entre autres, venaient à l’ordre du jour. Le narcissisme des comportements voués à l’intérêt privé et aux préférences égoïstes allait triompher. Entre la révolte des étudiants de 1968, voulant rendre visite à leurs amies dans leurs résidences universitaires, et le mariage unisexe, il y a une logique qui a mis l’individu sur le trône d’où est tombée la République. Qui oserait encore parler de l’intérêt supérieur de la patrie ? Cette expression gaullienne est aux antipodes des préoccupations des électeurs que vomit Henri Guaino. Ce dernier vient de se rendre compte que le roman national qu’il continuait à feuilleter, pour fournir de belles phrases aux politiciens qu’il servait, n’avait plus cours. Et cela ne vaut pas seulement pour les « bobos » du Boulevard Saint Germain ! Eric Zemmour veut y voir la résurgence de l’esprit monarchique inscrit dans la Constitution de 1958. Les électeurs ayant fait entrer un prétendant à l’Elysée seraient prêts à lui offrir une majorité énorme pour qu’il se « débrouille ». Cette lecture est l’inverse de la pensée du Général. Certes, il voulait que l’homme en charge de l’essentiel soit choisi par le peuple, mais il souhaitait que ce soit un élan collectif et positif envers un homme qui incarnerait par son passé le destin national, ce qu’il était lui-même. Son ballottage de 1965 a failli le faire partir. Il considérait en effet que le lien avec le peuple devait être profond et constant. C’est la raison pour laquelle il privilégiait le référendum par rapport à l’élection législative. C’est un référendum perdu qui l’a conduit à quitter le pouvoir alors que rien ne l’y obligeait. La situation d’aujourd’hui s’oppose en tous points à la conception gaullienne qu’on pouvait accuser d’être non un « coup d’Etat permanent », comme l’a dit le perfide Mitterrand, mais un « plébiscite » de tous le jours. Macron, le président médiatique, a été élu par le rejet de ses concurrents. Fatigués de la politique, séduits par des images trompeuses, beaucoup de Français retournent à leurs activités privées, à leurs jeux quotidiens, à leurs menus plaisirs ou à leurs difficultés personnelles. Effectivement, ils se désintéressent du bien commun et laissent au président la charge des intérêts de la majorité , fût-ce par ordonnances, sans leur demander encore leur avis ni même celui de députés bien trop coûteux pour ce qu’ils sont utiles.
Beaucoup d’électeurs vont être guidés par deux motifs. D’abord, le sentiment que leur intérêt y trouvera son compte. Fillon a perdu de son crédit dès lors qu’on s’est aperçu qu’il ne négligeait nullement son intérêt personnel. Beaucoup ont vu dans ce comportement plus une concurrence déloyale qui met le politicien au-dessus du lot dans la course générale, qu’un comportement illégal ou immoral. De même, le fait que la CSG ou la limitation de la taxe d’habitation favoriseront la majorité au détriment de la minorité satisfait évidemment la première. En second lieu, il y a l’idée qu’une gouvernance sans opposition sera plus efficace. Des deux côtés, la République et le citoyen, la démocratie même, sont oubliés. Il reste des individus qui offrent les pleins pouvoirs à l’un d’entre eux, qu’ils connaissent mal. De même, au lieu de choisir des députés qui ont fait leurs preuves dans des circonscriptions où ils sont implantés, ils préfèrent une chambre introuvable où une armée de godillots, élus à l’aveuglette, ne les représentera pas dans leur diversité, mais commencera par tâtonner dans l’obscurité des procédures parlementaires, puis dévoilera progressivement ses inclinations idéologiques. On verra alors que les socialistes ne sont pas morts. Sortis par la porte, le pied au derrière, ils rentrent par la fenêtre, grimés et fardés, repeints « en marche ». La « République » est un théâtre, les citoyens, un public un peu clairsemé mais naïf et bon enfant. Quant au spectacle, il est donné par un prestidigitateur qui est en train d’escamoter la démocratie !
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