Sur la cancha de terre battue, il y a deux hommes qui se battent, et qui transpirent.
Aux changements de côté, la caméra parcourt les rangées des happy few. Ceux des premières loges.
Les nantis sont là pour regarder, mais aussi pour être regardés. C’est la crème : chauds bizze qui se font la bise, vedettes du monde politique et médiatique en tenue informelle. Dans ce petit monde, tout le monde se connaît, et on s’appelle par les prénoms. C’est le “vivre ensemble” dans le monde des loges.
Sur les têtes, de jolis simili-panamas, le blanc souligné de rouge, cadeau de l’organisation. Des éventails s’agitent paresseusement. On respecte les traditions, à Roland. C’est le beau monde, qui va annuellement à « Roland ». Les nouveaux patriciens aux premières loges, le tout-venant au poulailler.
” Sennnsacional !” s’exclame le commentateur. Dans les loges, entre les bavardages et les congratulations, on applaudit les coups gagnants. On est sportif, aussi. Un peu plus pour Nadal, parce qu’il est Espagnol ? Un peu plus pour « Djoko », car c’est le challenger ? Il y aurait un Français, on pourrait montrer un patriotisme de bon aloi.
Attention ! Pas de chauvinisme, comme chez ceux des hauts gradins et des moins bons revenus. Rien à voir entre la crème et la plèbe – qui d’ailleurs ne voit rien, vue la distance.
Des Français, dans le tournoi, c’est fini depuis les quarts. Comme d’habitude. Ce n’est pourtant pas qu’on manque d’infrastructures pour les champions en herbe. On n’est pas non plus en reste de dirigeants. Côté dirigeants, présidents, et tout le staff qui va avec, on est sans doute les champions du monde. Ça pullule, comme à l’Assemblée nationale, au Sénat, dans les Conseils généraux, départementaux, régionaux… dont il paraît que le nombre va fondre, comme la neige sous les rayons du Roi Soleil, Solex Premier.
Il serait logique, au vu de cette armée mexicaine, que nos tennismen surclassâssent les joueurs venus de pays aussi minables que la Serbie, la Lettonie, la Hongrie, la Pologne et j’en passe.
Que nenni. La fabrique de champions ne produit que des seconds couteaux, talentueux, mais bon… Des seconds couteaux, même sympathiques comme Monfils ou Tsonga. Mais pas de têtes d’affiche issus de cette grosse machine tournant à plein régime pour les former.
Beaucoup de ceux et celles qui ont fait une carrière au sommet (Pioline, Tauziat) ont préféré un parcours atypique. Bizarre. Peut-être ne forme-t-on pas un champion en couveuse, comme sont formés nos actuels dirigeants…
Yannick, pourquoi nous as-tu abandonnés ! (Noah, qui soit dit en passant, jouait comme un sabot, toutes proportions gardées).
Gain du troisième set, Nadal. Une caméra placée très haut montre une vue de Paris, depuis l’enclos où caquète le petit monde des loges jusqu’à la ceinture grise des banlieues où s’agite un autre monde, inconnu du premier. On entend des « allez rafa », qui répondent aux « allez Djoko ». Je commande un deuxième café à Paola.
Paola, vingt ans, ravissante et indifférente à la petite balle jaune. Elle baille. Hier soir, elle a dansé jusqu’à deux heures du matin, avec son esposo, dans le dancing local. Elle vient d’être embauchée comme serveuse. Elle gagne six mille Lempiras par mois (trois cents dollars US). Son mari, huit mille comme pompiste à la gazolinera du coin. Loyer, mille cinq cents. Restent pour le couple quelque six cents dollars. On vit avec ça au Honduras, avis aux futurs expatriés.
Nadal s’envole. Sur les tee-shirts BNP des ramasseurs de balle, « we are tennis.com ». Sur les banderoles, « The bank for a changing world ». D’autres traduisent, pour les illettrés : « La banque d’un monde qui change ». Nous voici rassurés.
Quelques pubs, sur ESPN. Un portrait de Nadal maquillé comme une voiture volée, souriant. Le taureau ibérique ferait de la promo pour l’interchangeabilité des sexes, entre deux coups de raquette ? Pour me rassurer, j’irai sur Google.
Derniers points. Nadal vainqueur. Les deux champions ont honnêtement gagné leur vie. Ceux des premières loges, on n’en est pas vraiment certain, qu’ils gagnent leur vie à la sueur de leur front. Les bonnes places, comme dans les loges de Roland, ce sont celles où on est invité.
C’est Hidalgo qui va être contente, qui soutenait Nadal « parce qu’il est Espagnol, et qu’elle est d’origine espagnole ».
On a les dirigeant(e)s, et les champions, qu’on mérite.
> René-Pierre Samary anime un blog.